NIMIC
Yorgos Lanthimos, 2019
LE COMMENTAIRE
Comment a-t-on pu laisser quelque chose d’aussi précieux que le langage non verbal aux mains du monde de l’entreprise ? Le non verbal semble évoquer des ateliers de coaching pour collaborateurs manquant cruellement de nuance. Il faut le remarquer pour le décoder, afin de mieux comprendre et améliorer la communication. Malgré tous ses efforts, la sphère professionnelle ne parviendra pas à annexer ce qui nous reste de poésie.
LE PITCH
Une rencontre dans le métro fait basculer la mélodie d’un musicien.
LE RÉSUMÉ
Le père (Matt Dillon) ne dort plus. Sa femme (Susan Elle) porte encore son masque pour la nuit. Il écarte les rideaux comme on ouvre une symphonie de Benjamin Britten. La journée commence.
Dans la cuisine, il se cuit un oeuf. 4 minutes 15.
Le rituel du petit déjeuner avec les enfants : ses deux filles (Eugena Lee, Sara Lee) et son fils (Rowan Kay).
Une nouvelle répétition avec l’orchestre.
Dans le métro, le père demande à une jeune femme (Daphne Patakia) assise en face de lui si elle a l’heure.
Excuse me. Do you have the time?
Elle parait d’abord surprise, puis flattée. Après quoi elle lui retourne la question.
Excuse me. Do you have the time?
Peut-être était-ce une erreur ?
En route vers la maison, le père s’arrête prendre des fleurs. La jeune femme le suit (cf Following). Le père la remarque, inquiet. Il presse la cadence, sans pouvoir empêcher cette femme de le rattraper jusque sur le pas de la porte. Elle a également un jeu de clé et peut donc le suivre jusque dans l’appartement.
Le mari demande à sa femme de chasser cette intruse.
Tell her to get out.
L’autre continue de répéter.
Tell him to get out.
Elle aussi a pris des fleurs. Le même bouquet.
La femme ne comprend pas ce qui se passe. Alors le mari insiste.
This is our home.
La jeune femme répète tout ce qu’il dit. Les enfants sont pris à partie.
Children, tell your mother who their real father is.
Les petits ne savent évidemment pas quoi répondre.
How should we know? We’re just kids.
Au moment de rejoindre la femme dans son lit, son mari puis la jeune femme se succèdent tour à tour. L’un après l’autre, ils se pressent à ses côtés. Les pieds s’entrelacent.
Lors du concert, la jeune femme a pris la place du violoncelliste. Elle joue faux, ce qui n’empêche pas la salle d’applaudir. Dans la salle, la famille assiste au spectacle avec un sourire.
De retour dans le métro, le père / mari / violoncelliste n’est désormais plus qu’un voyageur parmi les autres. Un jeune homme (Anvo Kyle) s’adresse à lui pour lui poser la même question.
Excuse me sir, do you have the time?
Ils se regardent droit dans les yeux, sans un mot.
Le lendemain matin, la jeune femme se cuit un oeuf dans la cuisine – flottante dans son pyjama. C’est elle qui prend le petit déjeuner en famille.
L’EXPLICATION
Nimic, c’est ne pas se poser de question.
Le père a des insomnies. Il se réveille avant l’alarme, avant sa femme, avant que le soleil ne se lève. S’il ne dort pas, c’est clairement parce qu’il se pose des questions. Il doute de ses qualités de violoncelliste, ou peut-être doute-il plus simplement de son épanouissement personnel, comme tout le monde. La routine (cf Vivarium). Ses yeux cuits durs indigestes chaque matin. Sa femme qui ne dit rien et qui porte un masque pour mieux dormir, comme si elle préférait ne pas regarder les choses en face (cf Eyes Wide Shut).
C’est parce qu’il se pose des questions que cet homme est amené à poser une question à une autre personne. Il cherche le contact avec quelqu’un d’autre qui pourra le sortira de sa torpeur. Créer une relation qui puisse le surprendre.
On pourrait s’attendre à ce qu’un individu se posant des questions ne fasse rien sans réfléchir. Pourtant, il va rentrer en contact avec cette femme assez spontanément dans le métro. Par hasard, mais sûrement pas par coïncidence.
En posant la question, il laisse entrer quelqu’un dans sa vie. Quelqu’un qui va semer le troubler. Une triangulaire dans le couple (cf Cyrano de Bergerac). On ne sait plus véritablement à qui il s’adresse.
You’re my other half.
Quelqu’un qui lui ressemble : elle prend le train. Elle doit certainement cacher une vie qu’elle cherche à fuir sans l’admettre. Trop contente qu’on l’interroge sans avoir rien à répondre.
Cette question est une sorte d’appel du pied. Un flirt. A-t-il vraiment besoin de savoir l’heure qu’il est ? Ne cache-t-il pas de montre sous sa manche ? Est-il seulement en retard ? Il cherche juste une réaction. Un peu de danger. La tentation de faire dérailler son train.
La jeune femme accepte l’invitation de cette question à le suivre, sans qu’il ne lui ait demandé explicitement de le faire. Car tout est toujours implicite.
Partout où il va, elle le suit. Elle est entrée dans son quartier et ne va plus en sortir.
Après avoir posé la question qu’il ne fallait pas, il aimerait pouvoir rentrer chez lui. Tranquille. Faire en sorte que cette question n’ait pas compté. Cependant, il a déjà donné les clés. Trop tard (cf Inception).
Pas de fleur pour s’excuser. Les enfants ne pardonnent pas, ils n’ont rien à voir dans l’histoire. Ce n’est pas à la femme de régler ce sujet. L’homme a perdu ses repères et sa place dans la fanfare. Il n’est plus sur scène. La vie lui échappe, à l’image de sa partition dérobés. Malgré tout le concert à lieu. La vie continue et il n’en fait déjà plus partie.
Il n’est plus là et sa famille applaudit sa disparition.
L’homme désorienté se retrouve à nouveau dans le métro, mais sans direction. Parfaitement anonyme.
Son voisin d’en face se moque de lui. Il s’est bien fait avoir. Bien fait pour lui.
À la maison, la routine se poursuit parce que personne n’est irremplaçable. Toujours 4 min 15 au minuteur. Personne ne semble rien avoir remarqué. On ne laisse aucune trace. La symphonie n’appartient à personne qu’à celles et ceux qui l’écoutent pour mieux l’oublier.
Tant qu’à poser une question, autant poser une question ouverte.