BANDE À PART
Jean-Luc Godard, 1964
LE COMMENTAIRE
Après être passée toute proche de la banqueroute pendant la deuxième Guerre Mondiale (cf Dunkirk), la France a retrouvé de la vigueur à la Libération. Tout le monde se levait. Des cercles se formaient. Des concours de danser un peu partout s’improvisaient. 20 ans plus tard, la jeunesse de France a soif d’insouciance. Elle a fait l’Histoire. Désormais elle veut échapper à son passé en courant en marche accélérée après son futur. Ras le bol des musées et du Général. Il est temps de vivre à nouveau.
LE PITCH
Un trio se lance à l’aventure, pour le meilleur et pour le pire.
LE RÉSUMÉ
Franz (Sami Frey) a le béguin pour Odile (Anna Karina) qu’il a rencontrée dans un cours d’Anglais. Elle lui a révélé que sa tante (Louisa Colpeyn) loue une chambre à M. Stolz. Celui-ci cacherait une grosse somme d’argent d’après la jeune femme.
Franz s’empresse d’en parler à son ami Arthur (Claude Brasseur), un petit gangster qui cherche aussitôt à en savoir plus. Il s’invite au cours d’Anglais et en profiter pour flirter avec Odile, au nez et à la barbe de Franz. Il lui fait passer des messages en douce.
To bi or not to bi contre votre poitrine, it iz ze question.
Son ton plutôt direct séduit Odile. Tous les trois passent du temps ensemble à boire des cafés, à fumer comme des pompiers et à danser. Ils visitent le Louvre en un éclair.
En 9m43sec Odile Arthur et Franz avaient battu le record établi par Jimmy Johnson de San Francisco.
Arthur s’impatiente. Il veut Odile et surtout il veut l’argent de Stolz. Son plan c’est d’utiliser ce pactole pour mettre les voiles vers l’Amérique du Sud. La complice des deux voleurs a désormais des doutes.
Je l’ai vu. Il y’en a trop. Moi j’ai peur.
Arthur est dans l’action. Il se pose beaucoup moins de question que sa compagne. Sa philosophie est désarmante de bon sens.
Vaut mieux être riche et heureux que pauvre et malheureux.
Odile aimerait pourtant pouvoir faire demi-tour sans être capable d’arrêter les deux hommes. La machine est en marche.
Ils eurent tous les trois le sentiment que rien n’empêcherait ce qui devait arriver.
Arthur et Franz pénètrent dans le pavillon qui est vide. La chambre est verrouillée. Il va leur falloir repasser. La deuxième tentative sera la bonne et la mauvaise à la fois. Le compte n’y est pas. Et la tante d’Odile meurt d’un malaise dans le meuble où elle a été séquestrée. Ils prennent la fuite et déposent Arthur qui s’entretue avec son oncle, un criminel lui aussi intéressé par la fortune de Stolz.
Franz et Odile continuent l’aventure à deux. Odile se met à conjuguer au pluriel. Ils prennent la mer pour le Brésil, sans limite ni contradiction.
Mon histoire se finit là. Comme dans un roman bon marché. À ce moment sublime de l’existence où rien ne décline.
L’EXPLICATION
Bande à part, c’est le besoin de se distinguer.
Arthur, Odile et Franz vivent dans une France en reconstruction. C’est déjà bientôt la fin des Trente Glorieuses, une phase de transition qui a marqué le passage d’une dimension à une autre. La France du noir et blanc va laisser la place à la couleur. Contrairement à Julien et Clémence (cf le Chat) qui sont en bout de parcours, Arthur, Odile et Franz vont devenir les acteurs de ce pays. Ils vont écrire la France et porter son modernisme, en essayant de se souvenir de ce que disait le poète Eliot à ce propos :
Tout ce qui est nouveau est de ce fait automatiquement traditionnel.
Ils veulent se créer leur propre identité et marquer le monde de leur sensibilité. Odile est plutôt lunaire, hésitante, dans le doute. Son monde est imaginaire. Franz est plutôt timide. Sa réalité est discrète, subtile et romantique. Tout le contraire d’Arthur qui est plutôt fonceur.
Main dans la main, ils vont incarner une jeunesse qui a besoin de faire des écarts pour se sentir exister après avoir suivi la discipline Gaullienne pendant de longues années. L’heure a sonné de prendre son indépendance. Odile pourtant effacée commence à se démarquer.
Moi je préfère prendre mon vélo.
Si Arthur a une idée précise de ce qu’il veut, c’est Odile qui, la première, met des mots sur ses envies.
Qu’est-ce que tu aimes alors ?
Je ne sais pas. J’aime la nature.
Ils se découvrent et se révèlent au travers du mensonge et de la manipulation, dans le crime. Ils se courent après pour mieux se faire remarquer, bravant l’autorité. Après avoir du se contenter du strict nécessaire, il est désormais possible de ne plus se satisfaire de quoi que ce soit. Ils ne vont pas s’en priver.
D’après vous les ennuis ordinaires ça vous suffit pas?
C’est par leur faute que les Parisiens vont devenir insatisfaits. C’est à cause de leur influence que tant de couples vont se noyer dans les prises de tête (cf Un homme et une femme), écrivant les premiers chapitres de ces Amours impossibles que les étrangers nous envient tant (cf Love).
Une idée effleura Odile comme un mauvais nuage qui d’ailleurs passa. L’idée qu’Arthur la regarderait toujours de cette façon. Un peu comme si elle était une ombre à travers laquelle il eut voulu voir. Comme si le jeune homme et la jeune fille eussent déjà été séparés par des océans d’indifférence.
Dans ce ménage à trois si Français (cf Jules et Jim), on distingue déjà les contours de notre société marquée par l’impatience masculine d’Arthur ou par les revendications féministes d’Odile, soucieuse de ne plus subir la violence des hommes.
C’était pas la peine de me battre.
Odile a la parité au bord des lèvres.
Quand les filles pensent aux filles ils pensent à leurs yeux, à leurs jambes et à leur poitrine. Les filles pensent aux garçons exactement de la même manière.
Puis il y a cette insatisfaction chronique et vitale. Alors que comme le fait remarquer Franz, les comparses ne s’en sortent pas si mal, toutes choses égales par ailleurs, Odile s’invente des problèmes. Quand tout va mieux, la dépression guette.
Qu’est-ce qui vous prend ?
La vie me dégoûte!
On se trouve une singularité dans le drame. On se complait dans la victimisation. Il n’y a plus de réponse certaine. C’est une aubaine. La navigation à vue permet tous les vagues à l’âme.
Donc on s’aime ?
On va bien voir…
C’est presque sans surprise qu’il quitte déjà l’Hexagone pour le Brésil où ils vont tenter d’exporter l’esprit français au pays de la samba si chère à Laurent Voulzy. Ils ne savent pas que là-bas, c’est le début de la dictature.
Un commentaire