LA MÉCANIQUE DE L’OMBRE
Thomas Kruithof, 2016
LE COMMENTAIRE
Chacun d’entre nous se rend parfaitement compte que la notion d’intimité n’existe plus. Nous sommes tracés partout, au quotidien. (cf The Great Hack). Ce qui parait étrange compte tenu de la banalité de nos existences. Qu’on se rassure, celles et ceux qui nous espionnent doivent mourir d’ennui (cf La Vie des Autres).
LE PITCH
Un comptable se retrouve espion malgré lui.
LE RÉSUMÉ
Duval (François Cluzet) doit fournir un dossier à son supérieur hiérarchique pour le lendemain matin. Cela semble suffisamment important que le bougre y passe la nuit, moyennant quelques verres de whisky. Deux ans et un burn out plus tard (cf Chute Libre), Duval enchaîne les entretiens d’embauche infructueux entre deux réunions des alcooliques anonymes (cf Le dernier pour la route).
Il me faut quelque chose qui m’occupe la tête et les mains, comme tout le monde…
Rien à signaler sinon un an d’abstinence et la présence discrète de Sara (Alba Rohrwacher) parmi les réunions.
Un mystérieux responsable d’une entreprise de surveillance le contacte : Clément (Denis Podalydès). Duval se retrouve à faire le scribe, seul dans un appartement vide qu’il ne doit pas quitter entre 9h et 19h. Interdiction formelle de parler de son travail à qui que ce soit. La discrétion doit être totale.
Les journées se suivent et se ressemblent. Duval se lasse et souhaite poser sa démission, clairement refusée par Gerfaut (Simon Abkarian).
Tu bouges pas, tu fais exactement ce que je te dis.
Celui-ci l’embarque dans une mission inattendue. Rentrer par effraction dans un cabinet d’avocats afin de trouver des carnets liés à une prise d’otages pouvant avoir une influence sur le cours des prochaines élections.
Gerfaut se fait rattraper et torturer par Clément. Duval se rend compte qu’il est entouré d’hommes qui ne plaisantent pas. Labarthe (Sami Bouajila) non plus ne rigole pas. Mis sur écoute lui-aussi, le responsable de la DGSI fait pression sur Duval afin de faire tomber Clément.
Lors d’une rencontre au sommet, Clément propose un arrangement à Labarthe.
Dans la maison, vous le savez comme moi, la progression ne se fait pas seulement au mérite. C’est en se constituant des dossiers qu’on monte dans la hiérarchie. (…) Vous ne méritez pas de jouer votre carrière sur le sort des élections.
Clément exige cependant que Duval continue de travailler pour lui. Labarthe semble accepter la condition. Duval paniqué se précipite alors pour donner le code afin de faire abattre Clément.
À son supérieur curieux de comprendre ce qu’il vient de se passer, Labarthe apparait résigné.
On n’a pas eu le choix.
Duval s’en va retrouver Sara. Peut-être qu’un nouvelle vie peut commencer (cf Le Lauréat).
L’EXPLICATION
La mécanique de l’ombre, c’est la servitude volontaire.
Certains dans la vie s’imaginent qu’on peut tous vivre heureux en collocation. On se sert les coudes. Plus on est de fous plus on rit. Tant qu’on aime son prochain qu’on soi-même, et qu’on n’a pas des tendances au suicide, alors tout va bien. On peut librement gambader dans des champs. Une vision du monde faite de fleurs, de sourires et d’arcs-en-ciel. Très certainement heureuse.
D’autres pensaient différemment, à l’image de Hegel. Le philosophe Allemand, un peu sombre, pensait que le conflit était inhérent à la condition humaine et que nous passions inconsciemment notre temps à vouloir manger le museau de celle ou celui d’à côté. Une logique d’asservissement, pour ne pas se faire asservir soi-même. Une vision du monde plus terne. Peut-être plus réaliste?
Dans ce monde là, on se retrouve toujours à travailler pour quelqu’un. Seuls les gens comme Clément donnent l’impression de ne dépendre de personne (cf Un prophète). Et encore…
La question, c’est pas qui travaille pour Clément, mais pour qui Clément travaille?
Inversement Duval est plutôt un bon employé. Il est tellement effacé que n’importe quelle boite donnerait l’impression d’être remplie de tortionnaires. Son cabinet de comptables a des airs de cabinet ministériel (cf Quai d’Orsay) alors qu’il s’agissait simplement de comptables qui font des blagues de bureau et qui prennent des pots dans des gobelets en plastique. Pourtant, Duval fait une nocturne pour une petite demande de rien du tout.
Duval fonctionne depuis toujours sur le même modèle. Il prend les ordres. Ou plutôt, il subit les ordres.
Vous revenez travailler après-demain, comme d’habitude.
On lui marche dessus. Fidèle ou exclusif, question de point de vue. En tout cas, il ne doit obéir qu’à son maître. En l’occurrence, Clément.
Vous ne recevez d’ordres que de moi.
Duval n’a pas son mot à dire. Lorsqu’il a le malheur de montrer des velléités de départ, il est aussitôt remis à sa place par Gerfaut.
Tu peux pas fuir tes responsabilités, (…) tu fais exactement comme je t’ai dit sinon t’es en danger.
Ou on l’intimide avec des scènes de tortures. Alors il reste à sa place, bien sagement et complètement terrorisé. Manquant toujours aussi cruellement de confiance en lui. Fataliste.
Qu’est ce que ça va changer pour moi?
Malgré tout malheureux de ne pas avoir l’impression d’avoir le choix, Duval commence à rêver d’ailleurs (cf Truman Show). Il se verrait bien tout plaquer pour mener sa vie (cf Cypher). En tout cas, il en rêve.
Qu’a-t-il à perdre dans l’histoire après tout? Pas grand chose finalement. Il lui suffit donc de montrer un peu de conviction lorsque son interlocuteur l’étrangle. Repenser à La Boétie : Soyez résolu à ne plus servir et vous serez libre. Facile à dire, vu comme cela. Duval pourtant paniqué à l’idée de devoir retourner travailler pour Clément va trouver le courage de prononcer les mots clés :
Engagez!
On ne peut faire confiance à personne (cf If there is a hell below). Alors perdu pour perdu, il précipite le cours des choses pour s’offrir une inattendue. Clément est mort. Labarthe n’a aucune raison de le retenir. Tout le monde est en situation d’échec, sauf lui. Bravo.
Que fait-il? Il va vite sur le lieu de travail de Sara, pour reprendre du service en quelque sorte.
Il me faut un cadre.
Car Duval est un serviteur. Il ne sait pas vivre autrement. Peut-être se plaindra-t-il un jour de sa femme à un copain, alors qu’on lui avait pourtant dit de ne pas le faire. Sa vie ne changera jamais. Toujours dans l’ombre.
Combien d’entre nous se reconnaissent dans Duval?
Navré, j’ai plutôt eu l’impression que Duval mourait à la fin. Déjà, on apprend que les otages sont libérés peu de temps après l’élection du nouveau président, ce qui semble donc aller dans le sens que souhaitait Clément, et auquel s’opposait auparavant Labarthe (jusqu’à son retournement de veste juste avant la fusillade).
Personnellement, je vois plutôt le couloir à la fin, où Cluzet est encadré par des hommes de la DGSI, comme une allégorie d’un passage « dans l’au-delà » où il retrouve Sara, devenue elle aussi témoin gênant d’une affaire qui les dépasse (et le dernier plan est + lumineux, indiquant qu’ils sont finalement « sortis de l’ombre »)
Merci pour cette proposition Franck. Dans cette configuration, on ne peut donc pas s’en sortir. Duval souhaite une happy end mais le piège s’est refermé sur lui.
Moi j’ai vu dans ce film un parallèle avec la toxicologie. La mécanique de l’ombre c’est la mécanique de l’addiction, Duval se croit débarrassé de son alcoolisme mais c’est un gros toxico. Malgré ses efforts, ses prières au cercle des alcooliques anonymes, son cerveau est toujours shooté à la dopamine. Il est dopé à la récompense. Sa récompense à lui, c’est la petite phrase d’encouragement du chef qui lui fait recommencer chaque matin, il se sent valorisé, il se sent important pour une fois. Ca flatte son ego. Il ne voit pas qu’il est complètement aveuglé qu’il est carrément manipulé, qu’il va en crever.
Le problème c’est que les toxicos ont le cerveau totalement déréglé, les liaisons neurologiques sont complètement flinguées. Pour retrouver la sobriété il faut passer par un traitement medical lourd. Est ce le sens de la derniere scène? On peut espérer que Sara soit cette douce présence qui l’accompagne sur le chemin de la guérison.
Je vous trouve un peu dure avec nos amis les toxicos quand même. Même si effectivement Duval semble être un éternel prisonnier, en totale dépendance de son travail – ce fameux « cadre » dont il pense avoir besoin. Peut-être qu’il n’a pas besoin de traitement dur? Sara est peut-être sa méthadone?