BEAU TRAVAIL
Claire Denis, 2000
LE COMMENTAIRE
Ce n’est pas parce que certains religieux sont proches des enfants qu’ils sont nécessairement criminels (cf Spotlight, Doute). On ne va pas jeter toute la récolte pour quelques fruits pourris. Et puis des pédophiles on doit en trouver aussi ailleurs à l’école ou dans le sport… De la même manière deux militaires qui s’étreignent ne sont pas nécessairement gays. On a bien le droit à un peu de franche camaraderie dans l’armée non ? S’il n’y a pas de fumée sans feu, gardons-nous donc de tirer toute conclusion hâtive.
LE PITCH
Un homme réfléchit sur son expérience dans la Légion.
LE RÉSUMÉ
L’adjudant chef Galoup (Denis Lavant) rentre à Marseille après avoir été traduit en cour martiale. Il repense à ce qui s’est passé à Djibouti où il était en poste.
J’ai du temps devant moi maintenant, j’ai tout raté d’un certain point de vue et beaucoup de choses dépendent du point de vue, de l’angle d’attaque.
Galoup se souvient de l’arrivée de Gilles Sentain (Grégoire Colin), un légionnaire comme dans la chanson de Gainsbourg.
Sentain se montre héroïque en sauvant l’un de ses camarades lors d’une manoeuvre, ce qui lui vaut de se faire remarquer par le Commandant Bruno Forestier (Michel Subor).
Sentain devient alors le centre d’attention de tous. Galoup ne le supporte pas.
J’étais jaloux.
Il se sent également attiré par ce soldat à la beauté énigmatique. Galoup ne peut se le permettre, alors il se montre de plus en plus violent et injuste dans les exercices.
Au fil des souvenirs, Galoup est rongé par les scrupules.
On transporte tous une poubelle au fond de soi, c’est ma théorie.
Un soir, il accuse un légionnaire de désertion pour être allé faire ses besoins. Puis il le condamne à creuser un trou sous une chaleur écrasante. Sentain vient en aide au malheureux (cf Des Hommes d’Honneur).
L’adjudant chef frappe Sentain pour son acte d’insubordination et le lâche dans le désert, en prenant soin de fausser sa boussole. Sentain s’écroule à bout de force près d’un lac salé. Galoup faire courir la rumeur que le soldat a déserté.
Le commandant n’est pas dupe et renvoie Galoup sur le champ.
La légion, pour toi c’est fini.
Finalement, des locaux retrouvent Sentain vivant.
À Marseille, Galoup s’allonge sur son lit armé de son revolver. Sa poitrine arbore un tatouage : sers la bonne cause et meurs. Puis il s’imagine faire des arabesques comme Billy Elliot.
L’EXPLICATION
Beau Travail, c’est un beau gâchis.
Si l’armée n’existait pas, il faudrait sûrement l’inventer pour nous protéger. C’est tout le rôle de l’adjudant chef Galoup : veiller au grain.
Je suis là commandant, comme un chien de garde, je suis le gardien de ton troupeau.
Une armée représentée par son corps le plus étrange, la Légion, et dont on peut quand même questionner la raison d’être. Le Commandant interroge un jeune Russe qui a décidé de se battre pour la France afin de connaître ses motivations. L’argent, en plus d’un idéal que le Commandant lui-même se permet de remettre en cause.
It’s impossible to fight just for an ideal, an ideal that keeps changing.
What ideal?
L’armée est constituée d’hommes qui passent leur existence à se préparer à l’éventualité d’un combat (cf Jarhead), en essayant de ne pas devenir fous. Sur cette corne de l’Afrique où rien ne se passe, on peut effectivement se demander quel est l’intérêt de multiplier les exercices – sinon que d’occuper le temps (cf Le Désert des Tartares).
Entrainement, garde, lessive, repassage, sortie. La routine. (…) C’est la loi de l’emmerdement maximum.
La discipline finit par devenir aussi étouffante que le désert de Djibouti. L’adjudant chef Galoup en perd les pédales.
Je radote, je rumine, je mendie une parole, un petit geste.
Se sentant contaminé par un amour interdit auquel il ne sait pas comment réagir d’autre qu’avec force, Galoup ne fait que ce qu’il sait faire : se protéger. Il se ferme et serre la machoire.
Face à lui, Sentain a une gueule d’ange. Il transperce la carapace de Galoup. Sentain ne perd pas le sens des réalités. Lorsqu’un membre de sa famille souffre, il lui propose à boire. Sentain est tout ce que Galoup n’ose pas être : humain.
En forçant le pilotage automatique, l’armée déshumanise. Galoup ne fait que recevoir et transmettre des ordres. Sa vie se résume à cela.
Ce n’est que lorsqu’il est débranché du système qu’il peut commencer à réfléchir à tout ce qui s’est produit. Faire preuve d’un esprit critique sur tout ce qui a fait sa vie jusque là.
En changeant son angle d’attaque, il réalise ce dont il se doutait que trop : il s’est conduit en homme limité qui est passé à côté de l’essentiel. Son jugement est sans appel.
Maintenant que je roule sur la route du passé, je regrette d’avoir été cet homme là : ce légionnaire borné. Qu’ai-je vu des libres dromadaires? Des bergers sortis d’on ne sait où?
À cause de l’armée, il n’a rien pu comprendre à son entourage. Il est passé à côté de lui-même et de ses désirs. Trop concentré sur ses séries de pompes : en bas, au milieu, en haut, en haut, en bas, en haut, au milieu… Prisonnier d’une institution et de son code, à laquelle il a donné sa personne.
Il espère qu’au fil des jours, la douleur qu’il ressent lui permettra de se sentir moins mal. Peut-être pourra-t-il commencer à profiter.
Peut-être qu’avec les remords commence la liberté. J’ai entendu ça quelque part.
Mais il est malheureusement trop tard. Cette liberté qu’il souhaite est inatteignable. L’armée détruit la sensibilité de tout individu parce que la guerre ne peut pas le permettre. Cet homme rentre à Marseille détruit. Il rentre pour se suicider, parce que personne ne lui a permis de se réinsérer (cf Rambo). Plus de suite possible.
Inapte à la vie, inapte au civil.
L’armée a éteint son amour. Quel dommage. Sous le soldat rugueux existait un homme sûrement capable de douceur et d’inventivité. Cette danse désarticulée lui allait tellement mieux que la marche forcée.