LE DÉSERT DES TARTARES
Valerio Zurlini, 1976
LE COMMENTAIRE
Les neo-retraité·es sont souvent soulagé·es de pouvoir profiter du temps qu’il leur reste. Certain·es peuvent cependant être paniqué·es à l’idée de perdre leur identité car trop étroitement liée au travail (cf Monsieur Schmidt). Que le premier jour semble loin… Ce jour où la jeune recrue se sent tel un moucheron aux abords de l’entreprise. La fleur au fusil.
LE PITCH
Un jeune lieutenant reçoit sa première affectation.
LE RÉSUMÉ
Le Lieutenant Drogo (Jacques Perrin) doit rejoindre le poste frontière de Bastiano. Une forteresse isolée où la seule activité est de surveiller un désert par lequel d’hypothétiques Tartares pourraient pointer le bout de leur nez pour attaquer l’empire.
Il y en a qui prétendent avoir vu des cavaliers sur des chevaux blancs.
Le lieutenant est bien accueilli par la garnison. Si Drogo est impatient d’en découdre, le Lieutenant Simeon (Helmut Griem) calme ses ardeurs.
C’est un peu ennuyeux mais tu verras on s’y fait.
La vie au fort est animée par les tensions entre le Capitaine Ortiz (Max von Sydow) et le Major Mattis (Giuliano Gemma). La maladie mystérieuse qui frappe le Colonel Nathanson (Fernando Rey). Le caractère mystérieux de son excellence, le Colonel Filimore (Vittorio Gassman). Ou encore les envies d’ailleurs du Lieutenant Van Amerling (Laurent Terzieff).
Drogo se perd un peu dans les codes militaires. Ortiz a tendance à inciter ses soldats à prendre l’initiative.
Un officier doit savoir prendre ses responsabilités.
Au contraire de Mattis qui fait l’éloge de la discipline, en toute circonstance.
Vous avez parfaitement appliqué le règlement!
Toujours pas de trace des Tartares, même si certains affirment le contraire.
Moi je les ai vus!
Très vite gagné par l’ennui, Drogo sympathise avec le Dr Rovine (Jean-Louis Trintignant) qui lui propose un certificat médical pour être réaffecté en ville. Cependant, au moment de faire sa demande au Général (Philippe Noiret), Drogo ne peut se résoudre à abandonner ses camarades.
Les camarades vont pourtant partir les uns à après les autres au fil des années, sans qu’aucune attaque ennemie ne se soit produite. Quelques mirages tout au plus.
Je ne sais pas de quoi vous parlez, je n’ai rien vu du tout.
Les réductions d’effectifs conduisent le respecté Filimore à quitter le fort.
Où êtes vous nommé?
Nulle part.
Puis vient le tour d’Ortiz.
J’espère que vous commanderez à Bastiano lorsque l’ennemi attaquera car il attaquera je le sais. Sinon pourquoi aurait-il construit cette piste? Cela n’aurait aucun sens. Ce serait absurde. J’aurais pu servir à quelque chose dans cette guerre. C’est dommage… Toutes ces années à attendre sans même savoir quoi.
Désabusé et ne sachant où aller, le Capitaine préfère se suicider.
Simeon est désormais en charge du fort, avec des effectifs considérablement amoindris. La santé de Drogo se dégrade. C’est alors que l’alerte est donnée. Les troupes Tartares semblent s’activer.
Finalement, il s’agit d’une fausse alerte. Les ombres se dissipent à nouveau…
Drogo quitte le fort, avec quelques rides au front et sa peur de l’ennui, sans avoir assisté à la moindre attaque.
L’EXPLICATION
Le désert des Tartares, c’est le métier qui rentre.
Les militaires sont préparé·es au combat (cf Full Metal Jacket, Jarhead, Armadillo). Ils font des manoeuvres chaque jour dans cette éventualité. Leur métier est l’action. Le maintien de la paix, ou rétablissement de la paix, à travers la castagne.
Cependant, il peut se produire de longues périodes de complète inaction. Un calme absolu pour lequel on n’est pas forcément préparé. Au delà de Bastiano, il n’y a que de la patience.
Ce n’est qu’un désert.
Pour certain·es, cette période d’inaction peut même s’étendre sur l’ensemble de leur service. Une vie entière. Précisément le drame que connaissent les officiers détachés au fort qui doivent surveiller une menace fantôme. Ils essaient tous de se convaincre que cela en vaut la peine.
Pourquoi vous êtes resté ici ?
Pour les attendre.
Attendre qui ?
Le moindre prétexte devient une raison de s’exciter, comme un mystérieux cheval blanc à l’approche du fort.
Ce cheval ne représente pas un danger.
Mais il peut l’annoncer…
Puis le soufflet retombe aussitôt.
Bastiano est un temple pour réfléchir au vide, dont la nature a horreur. Une longue contemplation de l’éternité (cf Le Parrain 3). Rien d’autre à faire que prendre conscience du temps qui passe.
Tu sais ça peut prendre des mois, peut-être même des années. (…) En temps normal les choses vont plus lentement.
À rester concentré ainsi sur le néant, on finit par en perdre ses repères. Ces hommes ne sont pas des moines bouddhistes. Ils ne savent plus quoi regarder.
Que devrais-je voir?
Les soldats confinés de Bastiano deviennent fous, à l’image de Nathanson. Leurs mutations succèdent aux promotions, sans qu’elles ne soient justifiées puisque rien ne se passe. Des illusions de mouvement alors que tout le monde fait du sur place (cf Il était une fois en Amérique).
Je ne supporte plus cette chambre!
Mattis réagit avec violence. Car certain·es sont convaincus que l’ordre reste le seul rempart à l’anarchie dans un monde qui ne fait plus de sens.
Que voulez vous obtenir de ces soldats Commandant ?
Je veux d’abord qu’ils se soumettent. Ensuite, qu’ils soient sévèrement punis.
C’est pourquoi on s’évertue à se donner des cadres et des règles, participer à des réunions, suivre des rituels ; comme si cela pouvait changer quoi que ce soit. Cette discipline est tout ce qui reste à ces soldats, avec leur obstination.
N’insiste pas, je ne partirai pas.
À Bastiano, ils ont le choix de voir des Tartares imaginaires ou commencer à se poser la question de leur existence (cf Monty Python : Le Sens de la Vie). Sinon que leur reste-t-il ? Que peuvent-ils faire une fois démobilisés dans le désert ? Hormis se tirer une balle dans la tête comme Ortiz ?
Ces va-t’en guerre doivent donc se poser des questions existentielles. S’interroger sur leur place dans le monde.
Nous sommes tous quelque part par erreur.
Questionner jusqu’à leurs sacro-saints principes disciplinaires.
Vous étiez obligé de partir ?
J’en ai reçu l’ordre. (…) Je n’ai fait qu’obéir aux ordre, je ne pouvais qu’obéir.
À quoi bon ?
Depuis son bureau, le Général prend son métier avec sarcasmes. De son côté, Filimore est plus fataliste. Il accepte que des forces immuables s’imposent à lui. Que sa petite personne ne compte pas plus que le rôle qu’il pourrait éventuellement jouer dans cette comédie.
C’est un événement qui vous dépasse. Qui se situe bien au delà de ce que vous êtes, bien au delà de ce que vous ne serez jamais.
La conclusion est terrible : on peut gesticuler dans tous les sens pour combler le vide, cela ne change absolument rien (cf Fumer fait tousser). Les Tartares sont des épouvantails.
Ils n’ont pas bougé.
Apprendre le métier, ce sont des années pour comprendre que cela ne sert à rien (cf La Ligne Rouge).
Tellement d’années que j’attends ce jour, j’ai tout sacrifié à cela.
En tout cas, à rien d’autre que d’être là, et continuer à vivre. Occuper un fort hérité d’une civilisation dont on ne sait rien, comme si elle n’avait elle-même pas existé.
Dans la vie, chacun doit accepter la place qui lui est destinée.
Pas de projet. Seulement des compagnon·nes de voyage.
Drago s’en va comme il est venu, comme la majorité des légions de militaires de réserve que nous sommes.
Bonjour,
J’ai vécu il y a cinquante cinq ans, cette même (!) épopée immobile du lieutenant Drogo, dans un petit fort carré (ancienne gare de Tiout près Aïn Sefra) où je commandais la deuxième section de la 1ère compagnie, du 5ème Régiment Étranger d’Infanterie, de la Légion Étrangère … en qualité d’officier donc (dit de réserve une fois le Service National effectué !) … 200 hommes dans cette compagnie, avec un capitaine assisté d’un lieutenant (d’active pour la 1ère section), du sous-lieutenant que j’étais alors, et de deux sous-officiers supérieurs italien et tchécoslovaque pour la troisième et quatrième section. Description laborieuse comme ce temps passé « entre quatre murs », d’un bastion campé au milieu de nulle part … enfin presque, excepté une oasis située à 4 kilomètres … et la bourgade d’Aïn Sefra à 10 …
Le soir à « la popote » officiers – dont serveur en veste blanche (installée dans un bâtiment faisant office de donjon), nous nous retirions après souper, les 3 que nous étions, dans une embrasure de la redoute dont il est question; aux murs suffisamment épais, qu’elle permettait de s’asseoir sur des banquettes de pierre, comme en possédaient les châteaux; et ce, de part et d’autre de la seule fenêtre meurtrière étroite ouvrant vers le sud et le désert environnant … On y voyait parfois le soir … des « sorcières » (tourbillons légers de sable) traverser le champ de vision, ou plus fantastique encore, le simoun pousser devant lui une muraille de ce sable, devenue à ce point opaque, que l’obscurité nous envahissait d’un seul coup, tandis que nous étions jouer aux cartes
J’ai « tenu » ainsi (après le cesser le feu … « tenu » quelques mois sans problème, alternant de marches et contre marches, veilles, tirs, et autres activités supposées nous occuper !) … et ai fait connaissance de ma future épouse, lors d’une permission passé en … Métropole, qui a fait qu’au retour .. je « dérapais » un matin, m’éloignant du fort quelques heures .. plus ou moins délirant, en macérant des pensées extatiques
qui me valurent, après regagné le mess ce jour là, être victime d’une apathie spectaculaire, au point d’être hospitalisé à Oran, puis ensuite au Val-de-Grâce durant trois mois, jusqu’à la fin du Service
Je n’ai jamais admis avoir été malade, même pensionné, au point de demander mon maintien dans la Réserve au conseil suivant et perdre la bénéfice de la pension … Avec le recul, je ne suis pas plus certain d’avoir fait le bon choix … tant le désert vous suit effectivement la vie entière, avec la Légion pour accomplir le reste, à savoir, faire de vous un homme « à part », demeurant l’arme aux pieds.
Est-ce un bien, est-ce un mal ?
Merci pour ce très beau commentaire.
Je n’ai pas vu le film mais je me souviens avoir été marquée par le livre. Souvenir paradoxal: un texte sous tension, un récit sans action. Pour résumé, il ne se passe rien dans le désert. Tout au plus un suicide qui passerait presqu’inaperçu.
A ce titre, on pourrait comparer le désert des tartares à Madame Bovary. Même désert, même chute. Pourtant, et sans offenser un monument de la littérature, qu’est-ce qu’on s’ennuie chez Flaubert.
Pourquoi s’ennuyer avec Emma et trembler avec les tartares? Dans les 2 cas, le combat est le même: refuser la réalité. Tout le monde ne serait donc pas armé de la même manière?
Pour survivre, Romain Gary pronait ´l’imagination pour ne pas céder un pouce de terrain à la réalité’. C’est bien dit, c’est exigeant aussi, c’est une lutte. A ce titre, les soldats ne s’en sortent pas si mal. Le capitaine lui, comme Emma, rend les armes, les deux finissent par perdre illusion. A la fin, de toute façon et vous le dites très bien, on finit tous au même endroit, alors autant avoir 1 ou 2 tartares à l’horizon, pas plus.
Merci également pour ce commentaire Delphine. Emma Bovary chassait les fantasmes comme ces militaires voyaient des tartares.
Sur le même sujet du déni de réalité, je vous recommande Le Prestige. Quelle belle citation de Romain Gary, qui se serait épanoui dans le metaverse – à n’en pas douter.