LA JETÉE
Chris Marker, 1962
LE COMMENTAIRE
Le philosophe se pose la question de savoir comment conduire sa vie. Vaut-il mieux consacrer son temps à questionner le miracle de l’existence ? S’interroger sur son environnement au risque de se perdre dans les méandres du mystère que constitue autrui… En résumé, se prendre la tête. Ou ne vaut-il pas mieux profiter un peu de son existence, pendant qu’on le peut, en se dorant la pilule au soleil avant que cette étoile ne disparaisse définitivement (cf Sunshine) ?
LE PITCH
Un homme emprunte les couloirs du temps.
LE RÉSUMÉ
Ceci est l’histoire d’un homme marqué par une image d’enfance.
Un petit garçon s’aventure sur la jetée de l’aéroport d’Orly. Il est témoin d’un drame incompréhensible : un homme (Davos Hanich) tombe sous les yeux d’une femme.
Plus tard, il comprit qu’il vit la mort d’un homme.
La 3e Guerre Mondiale guettait, elle finit par éclater. Nucléaire. L’humanité se réfugie dans les sous-sols. Fait prisonnier sous le palais de Chaillot, le protagoniste est utilisé comme cobaye par des médecins Allemands qui explorent les voyages dans le temps afin de survivre à cette hécatombe atomique. Les voyages s’effectuent d’abord dans le passé.
Bien qu’il ait été sélectionné pour sa mémoire exceptionnelle, le protagoniste perd doucement le fil. Il souffre de passer d’une temporalité à l’autre.
Au cours de ses voyages, le protagoniste se rapproche d’une femme (Hélène Châtelain) qu’il rencontre aux Tuileries, puis au Jardin des Plantes. Le couple se revoit régulièrement.
Ils sont sans souvenir, sans projet.
Puis les experiences se font désormais en direction du futur, où les voyages dans le temps sont maîtrisés (cf Tenet). Le protagoniste y est invité par ses hôtes à rester dans leur temporalité. Il refuse et réclame de pouvoir retourner dans le passé, auprès de la femme qu’il aime (cf Retour vers le Futur).
Il demandait qu’on lui rende le monde de son enfance.
À Orly, le couple est sur le point de se revoir. Quand l’homme est abattu par l’un de ses geôliers du présent (cf À bout de souffle). Ce souvenir étrange de la jetée était en fait celui de sa propre mort.
Rien ne distingue les souvenirs des autres moments, ce n’est que plus tard qu’ils se font reconnaitre à travers leurs cicatrices.
L’EXPLICATION
La Jetée, c’est être prisonnier du présent.
Horace nous incite à cueillir le jour présent, sans se soucier du lendemain. Le fameux carpe diem (cf Le cercle des poètes disparus). Car le passé n’existe plus et le futur n’existe pas encore. La nostalgie ne nous mène nulle part. Tandis que l’angoisse de ce qui n’a pas encore eu lieu est inutile. La seule temporalité qui vaille la peine se conjugue au présent. Vivons heureux en attendant la mort.
Les profs de yoga relaient ce message : fermer les yeux et respirer pour mieux être dans le moment présent. Investir l’instant, sans oublier de s’étirer comme un chien la tête en bas. Le reste ne compte plus, ou pas encore.
La vie n’existe donc qu’au présent. Inutile d’aller chercher ailleurs.
Pas si facile à accepter, et surtout à appliquer, pour une génération qui aspire sans cesse à mieux. Nous ne pouvons pas nous satisfaire du simple réel. Bizarrement, nous nous y sentons comme enfermés dans un sous-terrain, aux mains d’un ennemi – qui serait immanquablement Allemand.
C’est presque naturellement que nous cherchons à fuir cette état de fait pour nous réfugier dans un passé plus réconfortant. Un environnement familier, que nous maitrisons, rempli de souvenirs heureux ou de regrets (cf Inception).
Certain·es autres préfèrent se projeter vers l’avenir. Imaginer un futur dont nous pourrions dessiner les contours nous-mêmes, avec des lendemains meilleurs. Des lendemains qui chantent! La possibilité de faire mieux. Le nouveau monde du progressisme.
Une vie qui pourrait être celle qu’il cherche.
Nous enchaînons ainsi les voyages dans le temps, comme autant de tentatives désespérées de trouver notre bonheur ailleurs qu’ici bas. Après tout, qu’est-ce qui nous contraint à vivre dans le réel quand on peut faire du fantasme notre réalité ?
Chaque jour, nous allons nous coucher afin de nous offrir une petite parenthèse bien méritée. Un échappatoire offert par le subconscient, histoire de tromper les habitudes (cf La Science des rêves). Une aventure en terre inconnue.
Se réveiller dans un autre temps.
Ces aller-et-retours nous font pourtant souffrir car il n’est pas pensable de s’épanouir dans des réalités différentes. Nous sommes constamment en décalage horaire. À contre temps.
Appeler le passé et l’avenir au secours du présent.
Une situation à en perdre ses repères et basculer dans la folie (cf L’Armée des douze singes).
Certains romantiques pensent qu’on peut trouver des raccourcis dans le labyrinthe temporel grâce à l’Amour (cf Interstellar). En vérité, nous sommes constamment ramenés à aujourd’hui (cf Un jour sans fin), où nous parvenons difficilement à juste être là, sans histoire ni projet. Cloués derrière nos écrans. Confinés dans notre quotidien. Sujets au couvre-feu. Soumis à une épée de Damoclès. Confrontés à la contingence.
La possibilité que nous n’ayons peut-être pas de raison d’être. Sans explication. Une idée a priori insupportable.
Alors qu’un bonheur semble pourtant être envisageable dans cette configuration. Pour peu que l’on prenne la vie comme elle vienne, sans en attendre plus que le strict nécessaire. Le protagoniste finit par s’accommoder de ces rendez-vous éphémères avec cette femme. Il touche le bonheur du doigt à travers sa rencontre.
Elle accepte les passages de ce visiteur, qui apparait et disparait, existe, parle, rit avec elle, se tait, l’écoute et s’en va…
Nous avons pensé une existence régie par le fantasme d’une vie éternelle. Une sorte de ligne continue, qui pourrait se prolonger à l’infini. Ce n’est que trop tard que nous comprenons que ce temps que nous avons rendu linéaire, par admiration pour l’éternité (cf At Eternity’s gate), pourrait bien être cyclique finalement, comme les Grecs l’imaginaient. Borné et récurrent.
Le temps s’enroule à nouveau.
Face à sa propre mort, l’enfant ne comprend pas qu’il est condamné à vivre une existence en boucle, dont l’issue reste la même. Le temps le rattrape toujours sur la Jetée.
Il comprit qu’on ne s’évadait pas du temps.
Intégrer la possibilité de la mort, non pas comme un point final mais comme une façon de se rappeler que la boucle est bouclée, est une manière de mieux accepter notre sort (cf Junk Head). S’il avait eu conscience de cette vérité plus tôt, le protagoniste aurait peut-être pu apprendre à aimer son destin encore davantage.
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