LE CORBEAU

LE CORBEAU

Henri-Georges Clouzot, 1943

LE COMMENTAIRE

Les églises sont remplies de personnes soucieuses de valider leur ticket pour le paradis au point de s’en user les rotules sur les bancs de prière. On y aperçoit aussi des couples adultères remplis de scrupules, qui se retrouvent dans la maison du seigneur tout en espérant que leur Dieu ne les ait pas remarqués.

LE PITCH

Une série de lettres anonymes sème la zizanie. Sale histoire à Saint Robin…

LE RÉSUMÉ

Le Docteur Rémi Germain (Pierre Fresnay) rend quelques services dans une petite ville de province où les habitants reçoivent des lettres anonymes le concernant. Il reçoit également des courriers de ce mystérieux corbeau.

Petit débauché, tu fais joujou avec la femme Avorzet Laura la putain mais prends garde j’ai l’oeil américain je dirai tout. 

Il est suspecté d’avoir une liaison avec Laura Vorzet (Micheline Francey), la femme du psychiatre Michel Vorzet (Pierre Larquey). Alors que Denise Salliens (Ginette Leclerc) semble lui faire également les yeux doux.

Rémi Germain couche avec les femmes mais ne fait pas de sentiment.

Je suis resté auprès de vous autant par découragement que par désir.

Tant de reproches possibles. De nombreux notables sont incriminés. Des secrets embarrassants sont révélés. La foire à la suspicion est ouverte.

J’ai reçu une lettre anonyme moi aussi.

Le sous-préfet (Pierre Bertin) s’inquiète du climat délétère qui s’empare progressivement de la ville.

Nous sommes en présence d’une épidémie, la contagion gagne de jour en jour.

À l’hôpital, le patient n°13 (Roger Blin) se suicide, informé par le corbeau du stade terminal de son cancer. L’infirmière Marie Corbin (Héléna Manson) est dans l’oeil du cyclone.

Le Docteur Germain se fait piéger par le corbeau en rendez-vous simultané avec ses deux maîtresses : Denise et Laura. La première émet des menaces.

Tu m’as volé mon amant. Tout le monde le saura! Je l’dirai, j’le crierai si je veux! Sale type, sale type!!

Les esprits s’échauffent. Germain veut quitter la ville. Denise lui avoue qu’elle attend un enfant de lui.

Laura semble être le corbeau. Le docteur croit la démasquer.

En fait, c’était Michel Vorzet qui écrivait toutes les lettres. Le vieux bandit n’aura pas le temps d’avouer puisque la mère du patient n°13 (Louise Sylvie) l’assassine avant de mettre les voiles.

L’EXPLICATION

Le Corbeau, c’est ne pas avoir peur d’un peu de diffamation.

On ne peut pas plaire à tout le monde. Benjamin Franklin l’a dit. Bill Cosby l’a répété. Ce ne sont pas les soixante victimes qui ont porté plainte contre lui pour harcèlement sexuel qui diront le contraire. Marc-Olivier Fogiel en a fait une émission de TV. Nous en faisons l’expérience quasi-quotidiennement.

On ne peut pas plaire à tout le monde car nous sommes fait·es d’émotions. Ces émotions nous conduisent à des jugements irrationnels qui se transforment en affinités – ou pas (cf Le Goût des Autres).

En un sens, le fait qu’on ne puisse pas plaire à tout le monde est pratique car cela nous permet de nous situer. Nous avons tendance à former des cliques. Créer une partition du monde qui se révèle bien utile à la fois pour nous conformer ou inversement nous distinguer.

On n’a que le choix.

N’en déplaise à Michel Vorzet.

Pour lui, les choses sont un peu plus compliquées que noir et blanc. Plus compliqué encore lorsqu’il s’agit d’individus (cf Memento, Insomnia, the Dark Knight). De ce point de vue, il n’a pas tout à fait tort.

Vous êtes formidable : vous croyez que les gens sont tout bons ou tout mauvais, vous croyez que le bien c’est la lumière et que l’ombre c’est le mal. Mais où est l’ombre ? Où est la lumière, où est la frontière du mal? Savez-vous si vous êtes du bon ou du mauvais côté ?

D’après lui, si chacun acceptait cette complexité, nous pourrions naviguer d’un groupe à l’autre avec une parfaite fluidité, sans conflit. Résistant à la tentation de critiquer autrui. Car Vorzet craint que la critique délite le lien social. Il déplore le spectacle de sa ville en proie au corbeau.

Depuis qu’il souffle sur la ville un tourbillon de haine et de délation, toutes les valeurs morales sont plus ou moins corrompues. Vous êtes atteint comme les autres, vous tomberez comme eux!

Cet homme ne se prononce sur rien. Il se garde bien de formuler un quelconque critique à l’égard de son prochain car il pense peut-être que c’est mauvais pour son karma. Ou qu’il n’a plus le besoin de ventiler.

Il veut absolument réfréner l’esprit critique. Feignant de croire que le modèle d’une ville vertueuse est atteignable, où tout le monde se comporterait de manière impeccable. Visiblement Michel Vorzet n’a pas lu la fable des abeilles.

Heureusement, nous ne sommes pas des robots. La critique fait partie de l’humanité, comme un besoin naturel de bitcher. Nier cette réalité est se rendre coupable d’une belle hypocrisie.

Michel Vorzet n’est d’ailleurs qu’un bel imposteur lui-même dans la mesure où il est le corbeau. Celui qui ne dit du mal de personne officiellement est en réalité celui qui savonne la planche à tout le monde. Grand-père inoffensif en apparences, qui crache son venin de manière anonyme en coulisses. Il divise pour mieux régner – et se venge par la calomnie.

Germain se trouve à l’opposée.

Il est celui par qui nait la discorde. Son personnage dérange. Loin de faire l’unanimité. Il pratique l’avortement avant l’heure, fait tourner la tête aux femmes mariées… De tels agissements donne évidemment de la matière aux frustrés dont fait partie Michel Vorzet.

Néanmoins, Germain l’accepte et tente de traverser la tempête.

Ce genre de crise n’est pas inutile. On en sort comme le convalescent émerge de la maladie plus fort et plus conscient. C’est terrible à dire, mais le mal est nécessaire.

Paradoxalement, celui qui parlait de ses envies de départ est finalement parti pour rester. Il avait d’abord refusé formellement d’assumer la paternité de l’enfant de Denise avec des mots assez forts…

Je vais avoir un enfant de cette demi-folle. Non, je veux pas d’un fils taré!

Sympa.

Après réflexion, il se ravise.

Tu as envie de cet enfant ?

J’en ai besoin.

Comme quoi, les mots peuvent parfois dépasser la pensée. De simples paroles en l’air, qui n’engagent à rien.

Germain est surtout celui qui est capable de dire ce qu’il a sur la conscience en regardant ses interlocuteurs et interlocutrices dans les yeux. Droit dans ses bottes. Sans se dérober. Il crève les abcès (cf Three Billboards).

Preuve qu’un peu de supposée diffamation par-ci par-là est non seulement inévitable, mais qu’en plus que cela ne fait pas de mal – tant qu’elle est assumée.

LE TRAILER

Cette explication de film n’engage que son auteur.

2 commentaires

  • intéressant point de vue, bien argumenté, sur le personnage du Corbeau et aussi sur celui interprété par Pierre Fresnay. Il me fait réfléchir sur moi-même en tout cas

    • Merci pour ce commentaire. Personnellement je partage le sens aigu de la nuance de Vorzet, et je me méfie des ragots que je n’encourage pas. Néanmoins, il serait inhumain d’aller contre notre besoin de critiquer autrui. Il s’agit, comme souvent, d’un juste milieu à trouver.

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