BUFFET FROID
Bertrand Blier, 1979
LE COMMENTAIRE
La Gaule a eu du mal à répondre au défi de l’urbanisme. Une réalité qui saute aux yeux à Paris où la centralisation a fait beaucoup de dégâts en matière de rapports humains (cf Playtime). Le Français aime à engager la conversation avec son conscrit, pour enchaîner sur un petit ballon de rouge. Désormais dans les couloirs du métro, plus personne ne se connaît. Un regard peut suffire à être perçu comme une agression.
LE PITCH
Trois hommes se trouvent et se perdent dans la jungle francilienne.
LE RÉSUMÉ
Alphonse Tram (Gérard Depardieu) approche un comptable (Michel Serrault) dans une gare de RER de la Défense déserte. Le comptable se méfie tout de suite.
Qu’est-ce que vous regardez?
Qui? Moi?
Oui?
Rien. Je regardais votre oreille.
Vous êtes oto-rhino?
Non.
Ben alors foutez moi la paix!
Je trouve que vous avez une tête de comptable…
Alphonse est chômeur. Il menace le comptable avec son couteau, dont il ne se sépare jamais. Le comptable s’en empare pour le déposer sur un siège. Sans qu’ils ne s’en aperçoivent, le couteau a disparu. Quelques minutes plus tard, Alphonse retrouve le comptable gisant au sol – le couteau dans le ventre.
Alphonse rentre chez lui pour retrouver sa femme (Liliane Rovère) avec laquelle il n’a guère plus d’échanges.
On est tous en visite. Tu crois sincèrement que ça vaut la peine d’enlever son manteau ?
L’inspecteur Morvandiau (Bernard Blier) a emménagé depuis peu dans la même tour. Alphonse lui rend visite. Sa femme disparaît. Morvandiau lance les recherches pour la retrouver : elle fut la victime d’un meurtre. L’assassin (Jean Carmet) confesse son crime. Tram ne semble pas lui en vouloir.
Les trois hommes sympathisent et se retrouvent malgré eux embarqués dans une aventure étrange lorsqu’Eugène Léonard (Jean Rougerie) sonne à la porte pour commander un contrat… sur lui-même. Alphonse refuse de le tuer mais il l’étouffe par accident dans un parking.
Sa veuve (Geneviève Page) s’installe chez Tram.
Vous avez tué mon mari, maintenant il faut m’assumer.
Le lendemain, un médecin (Bernard Crombey) intervient pour porter des soins à la veuve malade. Il la viole. Après quoi, elle le tue. Le temps que Mondorviau et Tram se débarrassent du corps, l’assassin en profite pour tuer la veuve. Il se justifie auprès de ses amis.
C’est le béton qui nous rend marteau, les terrains vagues, cet univers déshumanisé qui nous entoure! La cité monstrueuse et sans âme! Moi j’aurais envie de voir des arbres. J’ai envie d’entendre chanter des oiseaux…
Cela tombe bien, Mondorviau donne des signes de fatigue. Ses hommes lui proposent de se mettre au vert.
On vous trouve taciturne, sans enthousiasme et ça nous inquiète.
Les trois hommes partent à la campagne. Un tueur à gages (Jean Benguigui) se trompe de cible et abat l’assassin en lieu et place d’Alphonse. Le duo se lance à la poursuite du tueur sur une barque, aidés par une jeune femme (Carole Bouquet).
Alphonse poignarde le tueur à gage et passe Morvandiau par dessus bord, sachant que l’inspecteur ne sait pas nager.
Il se retrouve seul avec la jeune femme qui se trouve être la fille du comptable – bien décidée à venger son père.
Y’en a marre des cauchemars, j’aimerais bien vivre un peu normalement cinq minutes moi! (…) Je ne peux pas mourir, j’ai peur de la mort!
Vous avez tort, ce n’est rien du tout.
Elle tire sur Alphonse, puis rame vers la rive.
L’EXPLICATION
Buffet Froid, c’est fade.
En général, on sert un buffet froid faute de mieux, souvent par défaut. Le buffet froid est l’expression d’un manque d’idée ou de considération pour ses invité·es. Pas suffisamment mauvais pour s’en plaindre, mais clairement pas suffisamment bon pour s’en réjouir non plus. On s’en accommode, car il n’y a pas d’autre choix – comme vivre à Paris.
Alphonse Tram n’y est pas heureux. Sans travail – alors qu’il est bien connu qu’il suffit de traverser la rue pour en trouver. Contrairement aux idées reçues sur les personnes en recherche d’emploi, Alphonse souffre de sa condition (cf La Loi du Marché).
Y’a rien de plus crevant que de se tourner les pouces.
Il erre dans les couloirs du métro où il n’arrive pas à établir le contact avec autrui.
Les gens ne se parlent plus.
Le comptable, en bon Parisien, ne laisse aucune opportunité au dialogue.
Vous ne m’êtes pas sympathique.
Quand Alphonse le retrouve en train de mourir au sol, il lui prête à peine attention. On doit apprendre à se détacher de tout dans cette ville (cf Detachment). Le quotidien y est fade. Quand Alphonse rentre chez lui, dans cette tour sans vie, c’est pour retrouver une femme fantôme qui lui donne des conseils inutiles.
Ce qu’il te faudrait, c’est un boulot bien abrutissant.
Dans cette ville, Alphonse a l’impression d’être à côté de la plaque.
Tout ce que j’entreprends, ça loupe.
Il ne sait plus faire l’amour à la veuve.
Pas comme ça! Nous ne sommes pas des machines!
Impossible de prendre racine. Alphonse n’enlève pas son manteau. Morvandiau n’a pas défait ses cartons. Chaque soir, des personnes se font agresser dans sa ville sans qu’il ne puisse rien faire d’autre que de constater les dégâts (cf Se7en). Il s’en moque.
Vous avez remarqué l’expression du visage : on dirait qu’elle éprouve un profond soulagement.
Forcément, on finit par avoir des envies de meurtre, sans pour autant réussir à passer à l’acte.
Ça vous arrive parfois d’avoir envie de tuer quelqu’un ?
De toute façon, même les assassins ne semblent pas profiter.
J’ai peur de mon ombre. Derrière moi y’a quelque chose de noir qui me suit…
Ben t’as qu’à éviter les réverbères!
Pénible comme un buffet froid qui ne réjouit personne.
Eugène Léonard se met un contrat sur sa propre tête, pour mourir sans gloire à l’arrière d’une voiture de marque française. Difficile de s’accrocher ou de s’en sortir. Quand ces trois malheureux parviennent à partir prendre l’air, ils sont retrouvés par un tueur à gage.
Alphonse est le seul à s’en sortir, jusqu’à ce qu’il soit puni par la fille du comptable. Une vengeance : un plat qui se mange froid.
Mais quand même : la fille d’un comptable! Sur une barque, sans faire de vague. Sans relief.
Une mort sans aucune émotion.