NOSTALGHIA
Andreï Tarkovski, 1983
LE COMMENTAIRE
Parce qu’il n’a pas encore assez de recul, le petit garçon n’a pas d’autre choix que de regarder vers le haut. Il se tourne vers l’homme qu’il désire devenir. Quant à l’homme mûr, il n’a plus de perspective. Il ne peut plus faire autre chose que de regarder derrière lui, en espérant n’avoir pas trahi l’enfant qu’il était.
LE PITCH
Un homme en exil est à la recherche d’une réponse.
LE RÉSUMÉ
Andreï Gortchakov (Oleg Yankovski) se rend en Italie accompagné d’une interprète (Domiziana Giordano). Il y fait des recherches sur un compatriote compositeur Pavel Sosnovsky qui y vécut lors du XVIIIe siècle avant de retourner en Russie pour se suicider.
Sur place, Gortchakov ne se sent pas à l’aise. La Russie lui manque.
Eugenia lui reproche de ne pas vouloir coucher avec elle. Un mur culturel les sépare.
Vous ne comprenez rien à la Russie.
Alors vous non plus ne comprenez rien à l’Italie!
Comment peut-on faire pour se connaître ?
On doit détruire les frontières.
Gortchakov fait la rencontre de Domenico (Erland Josephson). Dans son village thermal, cet homme est considéré comme un marginal car il aime traverser les bains avec une bougie allumée à la main – persuadé que s’il parvient de l’autre côté, il sauvera le monde. C’est de cette fin du monde qu’il a voulu préserver sa famille en l’enfermant pendant sept ans (cf Canine, Le Village), ce qui lui a valu un tour en institution psychiatrique.
J’étais égoïste, je voulais sauver ma famille.
Domenico et Gortchakov se trouvent. Ils semblent partager tous les deux la même anxiété envers le monde extérieur. Avant de se quitter, Domenico invite Gortchakov à tenter de faire la traversée, une bougie à la main.
Eugenia appelle Gortchakov pour lui dire qu’elle a aperçu Domenico à Rome. Apparemment, il voulait savoir si Gortchakov avait relevé son défi.
À Rome, Domenico donne un discours grandiloquent sur la nécessité pour le monde de revenir à un mode de vie plus simple, basé sur la solidarité.
Quelqu’un doit crier : « Nous bâtirons des pyramides. Peu importe si nous ne les bâtissons pas, il faut nourrir le désir et étirer notre âme dans tous les sens comme un drap. Si vous voulez que le monde aille de l’avant, nous devons nous donner la main. Il faut mêler les prétendus normaux et les prétendus malades.
Puis il s’immole par le feu sur la 5e symphonie de Beethoven.
Et maintenant musique!
Gortchakov se rend à Bagno Vignoni pour tenter de réaliser sa traversée, la bougie à la main. Le bain est vide mais Gortchakov s’execute. Il doit s’y reprendre à plusieurs reprises. Lorsqu’il arrive finalement de l’autre côté, il s’écroule terrassé par une crise cardiaque (cf Le Docteur Jivago). En attendant, le monde est sauvé.
Son âme repose en paix, avec son chien, aux abords l’abbaye de San Galgano.
L’EXPLICATION
Nostalghia, c’est la lumière de l’autre côté de la rive.
Les nostalgiques sont celles et ceux qui traversent la vie dans la souffrance d’un passé idéalisé et qui ne se reproduira plus. A priori rien ne les attend au devant. Aucun projet ne les passionne. Ils n’arrivent pas à être présent·es ou ne veulent pas se le permettre. Là sans l’être. Pas au bon endroit, ni au bon moment (cf Le Grand Bleu). Un peu à l’image de ce Russe perdu dans le fin fond de l’Italie.
Tu verras, c’est un pays extraordinaire.
À l’inverse de Gortchakov, Eugenia est bien dans le présent. En couleur. Elle ne veut pas se prendre la tête et ruminer. Au contraire, elle a envie de désirer, et d’être désirée. Croquer la vie. Eugenia incarne la philosophie de Clara Luciani : Il faut qu’ça bouge, il faut que ça tremble, Il faut qu’ça transpire encore. L’apathie de Gortchakov la rend complètement folle.
Tu n’es pas libre. On dirait que vous voulez tous être libres mais vous ne sauriez qu’en faire!
Andreï reste effectivement coincé dans son monde en noir et blanc. Il se réfugie dans ses flash backs. Sa vie se consume lentement, dans la douleur. On attend tout en écoutant la pluie tomber pendant des heures (cf Solaris).
J’ai compris que ce n’était pas un rêve mais ma réalité.
Francis Cabrel et son fameux c’était mieux avant. Pénible. Cela a l’air triste à pleurer mais qui a dit qu’on était sur terre pour se marrer ?
En réalité, bien qu’il soit bloqué dans le passé, Gortchakov se cherche en cette terre étrangère. Il va même trouver son alter ego en la personne de Domenico. Un nostalgique, comme lui, qualifié de fou par les conventions. Anormal. Inquiétant parce qu’insaisissable, car fantomatique.
Je ne peux pas vivre en même temps dans ma tête et dans mon corps. Voilà pourquoi je ne peux être une seule personne. Je suis capable de me sentir une infinité de choses à la fois.
Qu’est-ce que la folie (cf L’Armée des 12 Singes) ? Par qui les nostalgiques sont-ils condamné·es ?
Les normaux, que signifie votre ‘normalité’ ? Tous les yeux de l’humanité sont tournés vers l’abîme où nous allons basculer. La liberté ne nous sert à rien si vous n’avez pas le courage de la regarder en face. Les supposés sains ont porté le monde au bord de la catastrophe. Homme, écoute!
Un tribunal de fourmis qui s’activent pour trouver des solutions pendant que le bateau coule.
Gortchakov se fait l’avocat de Domenico. Il prend la défense des nostalgiques.
Ils nous dérangent, ils sont gênants… On ne veut pas les comprendre. Ils sont vraiment seuls. Mais sûrement plus près de la vérité.
En effet, Domenico est peut-être plus proche de la vérité qu’on ne le croit. Sa réflexion vaut la peine qu’on s’y intéresse.
Il faut écouter les voix qui semblent inutiles, il faut faire entrer le bourdonnement des insectes, il faut remplir nos yeux et nos oreilles de choses qui soient le début d’un grand rêve.
Plutôt que de craindre les brumes de la nostalgie, on devrait peut être s’y abandonner davantage. S’inspirer de la structure du passé pour mieux résister à la tentation du vide. Non pas refuser le futur, mais choisir le passé comme une façon de ne pas perdre de vue l’essentiel.
Quand on observe la nature, on comprend que la vie est simple. Il faut revenir en arrière.
Les nostalgiques sont capables de se donner la mort plutôt que de s’accrocher désespérément à leur siège dans un monde qui ne ferait plus de sens. Vivre ce que l’on doit.
Les sentiments inexprimés ne s’oublient jamais.
Les nostalgiques ont sans doute mieux compris, pour peu qu’il y ait quelque chose à comprendre. Ils portent la lumière.
Dans quel monde vivons nous si un fou doit vous dire que vous devriez avoir honte ?
Les nostalgiques, conscient·es que la flamme du lendemain peut s’éteindre, essaient néanmoins de la porter de l’autre côté. Une marche peut-être à contre-courant, mais sereine vers la fin. La tête haute. Les yeux ouverts.
Les grandes choses finissent, ce sont les petites qui durent.
Qui sont vraiment les plus torturé·es ?
voir la vie en noir et blanc pour mieux apprécier la couleur! C’est une jolie manière de réhabiliter le passé.
Je suis quand même curieuse d’avoir votre ressenti personnel à l’issue du film. Est-ce qu’on apprécie un peu ou on s’emmerde beaucoup ?
En fait, je me demande si la nostalgie se partage si elle n’est faite que de souvenirs personnels. Radio nostalgie pourquoi pas mais juste pour nos parents qui ont dansé sur les démons de minuit.
Ce film est peut être une invitation à cultiver la mélancolie mais à la garder pour soi?
Merci Delphinr pour votre commentaire. Encore une question qui en cache une autre…
Personnellement, je veux croire que la nostalgie peut nous donner un moyen de prolonger le plaisir pour peu qu’on en use avec modération – comme le reste. En tout cas, la nostalgie ne devrait pas être prise comme excuse par celles et ceux qui s’emmerdent.
Très point sur le rapport à la nostalgie qui devrait, je le pense, s’apprécier individuellement et pas de manière collective.
Au diable la programmation de Radio Nostalgie ou autres soirées indécentes célébrant les années 90. Que chacun·e s’occupe de ses affaires.