NEXT FLOOR

NEXT FLOOR

Denis Villeneuve, 2008

LE COMMENTAIRE

Le lustre est un objet de luxe par essence. De nos jours, il sert de décoration. Permettant ainsi aux plus snobs d’impressionner la galerie lorsqu’ils reçoivent à dîner, chez eux, en affichant leur statut. Cependant, quand le monde ne sera plus monde et que la civilisation se sera définitivement écroulée, alors le bon goût sera de l’histoire ancienne. Les lustres continueront pourtant de briller de milles feux, pour rien.

LE PITCH

Le sol s’effondre sous les pieds d’une douzaine de gloutons.

LE RÉSUMÉ

Maître D (Jean Marchand) observe avec attention le buffet gigantesque que sont en train de s’envoyer les invités (Simone Chevalot, Ken Fernandez, Ariel Ifergan, Sergiy Marchenko, Deepak Massand, Gaétan Nadeau, Charles Papasoff, Daniel Rousse, Helga Schmitz, Dennis St-John, Valérie Wiseman).

Chacun est sur son trente-et-un. On ne rigole pas à table (cf La Grande Bouffe). Les plats s’enchaînent, le vin coule à flot. Personne ne bronche.

Sur le côté, un orchestre classique donne le tempo (cf Whiplash).

Certains semblent prendre le temps de savourer pendant que d’autres avalent en mode rafale.

Le parquet commence à craquer. Maître D appelle ses serveurs (Mathieu Handfield, Sébastien René, Emmanuel Schwartz) à la vigilance maximale.

Soudainement, la tablée passe à travers le plancher. Les invités se retrouvent un étage plus bas (cf La Plateforme). Maître D prend note dans son calepin puis annonce à l’interphone :

Next floor!

Les serveurs suivis des musiciens s’affairent pour retrouver les carnivores, déjà prête à remettre les couverts. Après un petit moment de flottement, les serveurs dépoussièrent tout le monde. Les regard se croisent. Et c’est reparti pour la symphonie des fourchettes et des couteaux. Saucisses, foie de veau, carcasse baignant dans les cerises. Tout y passe, jusqu’au prochain tour.

Next floor!

Cette fois, on ne s’arrête pas. Les convives continuent de manger et mêlent les débris aux plats en sauce. L’une des invités regarde avec circonspection ses collègues se goinfrer de manière frénétique, puis se remet à manger également les larmes aux yeux.

Le plancher cède à nouveau. Cette fois-ci, la chute est vertigineuse. Le lustre se perd également dans l’obscurité. Maître D esquisse un sourire.

Le personnel se regarde effaré.

Seul Maître D ne semble pas surpris.

L’EXPLICATION

Next Floor, c’est un spectacle décadent.

Notre civilisation a été bercée par la dialectique du Maître et de l’Esclave, avec un rapport de force permanent entre les dominants et les dominés. On retrouve ainsi des personnes assises à la table, entourées de leurs serviteurs bien élevés. Les invités n’acceptent personne d’autre à leur table pour se partager leur banquet. Pour être absolument précis, ils devraient être en minorité.

Il s’agit d’une société du divertissement qui ne veut pas vivre dépourvue de son orchestre. Musique de rigueur pour accompagner le menu. Un peu comme des passagers de première classe qui seraient en train de couler au beau milieu de la nuit (cf Titanic).

Une société de classes également, tout ce qu’il y a de plus pyramidale, composée de personnes se situant tout en haut dans l’espace (cf Elysium) et d’autres situées bien plus bas sur la terre ferme (cf Les Tuche).

Cette société est régie par des codes de bonne conduite, afin de distinguer certains de la meute. Un peu de classe. Costumes trois pièces. Noeuds papillons. Mises en plis. Ne pas mettre ses coudes sur la table. De la même manière qu’on ne parle pas la bouche pleine. À vrai dire, on ne parle pas – tout court. On mange, on ne vomit pas (cf Satyricon).

Il s’agit pourtant bien d’un spectacle décadent puisque cette assemblée chute inlassablement dans le vide, trop lourde. Elle perd un niveau, puis un autre et encore un autre. Pour éviter, cette descente aux enfers il suffirait de lever un peu le pied, ou en l’occurrence les couverts. Ce qui est tout simplement impossible car cette société là ne sait pas ralentir.

Enchaîner les plats, si possible rares. Tout n’en a que plus de valeur, à défaut d’avoir de la saveur. Des espèces en voie de disparition comme du requin (cf Le Seigneur de la Mer) ou du rhinocéros. Des mets élaborés comme de la cervelle servie dans des huîtres. Rien n’est trop beau pour le bon plaisir des prédateurs lugubres.

Rester jusqu’au bout, jusqu’au dernier souffle. Perfusés. Peu importe. On ne quitte pas la table sans permission.

Quitte à manger à défaut de prendre plaisir. Appliquer à la lettre une logique capitaliste qui consiste à accumuler, tout en prenant soin de ne pas réfléchir. Simplement parce qu’on peut le faire. Parce qu’on est à la table. Ne rien laisser dans l’assiette puisque rien ne doit se perdre. Il faut maximiser. Éviter de perdre la moindre minute ou de faire un don aux Restos du Coeur.

La haute société repousse les limites grâce au consentement de classes moyennes qui leur servent la soupe, à l’image de Maître D. Celui qui comprend quand l’équilibre est sur le point de céder à nouveau. Un Sisyphe résigné, fatigué de ces cycles infernaux qui se reproduisent jusqu’à plus soif. Jamais incommodé par les odeurs de cuisine ou la vue du sang qui coule.

Cet homme n’est pas un révolutionnaire qui tente de faire couler tout un système. À vrai dire, le système n’a pas besoin de lui. Il se torpille de lui-même. Maître D est plutôt un esclave volontaire d’une civilisation déliquescente. Témoin complice d’une organisation qui se perd poliment dans les abysses et ne laissera aucune miette derrière elle.

Incapable de toucher le fond pour la simple et bonne raison qu’il n’y en a aucun. C’est un gouffre sans fin, espoir, ni perspective.

Malgré tout, la société décline. S’en rend-elle seulement compte ? Les voraces s’observent mais n’expriment aucune critique. Aucune remise en question. À peine une larme qui coule sur une joue. Une respiration entre deux bouchées.

Les étages se suivent et se ressemblent. On s’enfonce en souriant. Pourquoi s’en plaindre ? Peut-être n’y a-t-il rien d’autre à faire que redemander un peu de sauce ?

LE TRAILER

Cette explication de film n’engage que son auteur.

2 commentaires

  • Next floor, cela pourrait être également le mystère des civilisations disparues. On ne compte pas le nombre de sociétés éphémères et ultra sophistiquées qui se sont évaporées du cours de l’histoire. On pense aux plus connues: les incas, les mayas, les khmères ou encore certaines tribus indiennes dont il ne nous reste plus que des plumes.. splendides! Les historiens sont plein d’admiration devant le raffinement et les coutumes avant gardistes de ces peuples anciens, les mycéniens prenaient déjà des bains 2000 ans avant JC! On servait une delicieuse cervelle de singe parfumée aux epices à la table des incas. Pourtant, les mêmes historiens peinent à expliquer leur décadence et leur engloutissement soudain..
    La culture d’un peuple: le diner raffiné et costumé du dernier étage. Les secousses de l’histoire: l’effondrement successif des planchers. L’extinction d’une civilisation: le lustre qui s’éteint. La décadence d’une société: l’orgie des convives qui s’empiffrent.
    Il n’y a pas d’explication, donc pas besoin de dialogue, pas besoin de sous titre non plus. Il ne nous reste que notre imaginaire pour rêver à la dynastie des Mayas et le scaphandre pour explorer l’Atlantide. En gardant l’oeil critique car tout n’est pas splendeur et raffinement. On pourrait bien vomir par ci par la.

    • Tout à fait, merci Delphine. Les civilisations se suivent et se ressemblent. Next! Une disparition sans autre bruit que celui des couverts et sans autre trace qu’un trou dans le plancher. Condamnés à nous gaver comme des oies (cf Super Size Me).

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