CUISINE ET DÉPENDANCES
Philippe Muyl, 1992
LE COMMENTAIRE
Levinas entendait les visages parler. Ce qui explique probablement pourquoi on aime s’écouter dans le miroir. Pratique : on peut faire le choix de n’y entendre que ce dont on a envie, comme la Reine essaie se convainc qu’elle est la plus belle femme du royaume (cf Blanche Neige). En vérité, elle se parle à elle-même. Sinon, il est possible d’inviter autrui devant le miroir. Son écho nous permet de nous écouter différemment. Le visage propose alors de nouvelles facettes plus ou moins lisses et avouables. Il ne s’agit pourtant là que différents reflets d’une seule et même personne.
LE PITCH
Un couple reçoit à diner, rien ne va plus.
LE RÉSUMÉ
Martine (Zabou Breitman) invite un grand écrivain et sa femme Charlotte (Agnès Jaoui), une amie de dix ans, pour dîner. Le couple arrive avec deux heures de retard, ce qui créée des tensions. Georges (Jean-Pierre Bacri), qui dort chez Jacques (Sam Karmann) et Martine depuis qu’il s’est séparé de sa compagne, grince des dents.
Être en retard, ça fait riche…
Tout le monde se retrouve dans la cuisine pour s’expliquer. Charlotte et Martine s’embrouillent à propos d’astrologie.
Je m’entends pas du tout avec les Scorpions. Tu es quoi toi déjà?
Scorpion…
Jacques grogne parce que Fred (Jean-Pierre Darroussin), son beau-frère, a besoin de fric, comme toujours. Martine pique des crises de nerfs contre son mari.
Tout le monde s’en fout de cette soirée à part Jacques qui est anxieux. Il fout rien à part être anxieux.
Elle ne supporte plus non plus les humeurs de Georges. Jacques s’ébahit devant les attributs de la nouvelle petite amie de Fred tout en étant jaloux du mari de Charlotte avec lequel Martine a eu une histoire. Georges et Charlotte s’engueulent. Puis c’est au tour de Jacques et Martine.
Finalement Georges décide de prendre ses affaires pour s’installer à l’hôtel, pendant que Fred pille le mari de Charlotte au poker. Mort de honte de voir l’un de ses invités se faire plumer de 70.000 francs, Jacques rachète la créance de Fred pour rembourser le mari de Charlotte – qui abandonne la soirée en compagnie de la plantureuse copine de Fred.
Charlotte attend désespérément un taxi. Fred vient de rater le sien. Georges n’a pas trouvé d’hotel. Tout le monde fait la gueule. Il pleut sur Paris, pour changer (cf Le Jeu).
L’EXPLICATION
Cuisine et Dépendances, c’est l’esprit râleur qui ne nous mène nulle part.
Jacques et Martine sont des adeptes bourgeois de la coutume parisienne dite du dîner – à ne pas confondre avec la coutume méridionale dite de l’apéro qui n’a absolument rien à voir en termes de codes (cf Camping). Un exercice de style, une comédie mondaine, à laquelle Jacques et Martine sont trop contents de pouvoir participer. Ils vont cependant tout rater.
Le contrôle de cette soirée nous a totalement échappé.
Leur cuisine devient un lieu hautement stratégique, une antichambre de la mesquinerie urbaine où tout le monde fait bonne figure – bien que tout le monde se déteste. On se jalouse, on se jauge, on se juge, on se méprise. Pire, on s’attache à dix ans d’amitié alors qu’on n’a plus rien à se dire car dans le fond on s’insupporte viscéralement (cf Carnage).
De toute façon on passe sa vie à meubler.
Dans la cuisine, on y vient pour dire tout haut ce qu’on pense tout bas dans le salon. Les masques y tombent. La pression s’y relâche. On y craque comme Martine qui fond en larmes de crocodile.
Je travaille pas, je stagne. Je voulais avancer. J’aurais voulu créer des choses, être utile, participer à une action humanitaire, sauver des gens.
On essaie de se rassurer, comme Jacques qui cherche absolument à ce que ce dîner soit une réussite, par souci de convention.
Ça se passe bien on dirait…
Dans la cuisine, on y dit des vérités, comme Georges qui s’insurge de passer pour le vilain petit canard. On l’accuse de ruiner une fête pour laquelle il avait au moins le mérite d’être à l’heure, lui.
Ils arrivent avec deux heures de retard et c’est moi qui gâche tout? C’est le monde à l’envers!
La cuisine reste aussi un haut lieu de non-dits.
Tu n’as rien d’autre à me dire ?
Qu’est-ce que tu veux que je te dise ?
C’est toi qui sait.
La cuisine est une pièce relativement exigüe qui se prête parfaitement aux remarques les plus médiocres.
La femme de ménage vient demain ça lui fera une occasion de travailler.
On connaît les limites des logiques claniques (cf Les Bronzés font du Ski) et on n’ignore pas que chaque groupe d’amis a son lot d’histoires (cf Les Petits Mouchoirs).
Le fait est que Martine joue les femmes modèles bien qu’elle ait quand même eu une aventure avec le mari de Charlotte. Que Jacques est généreux, pas par nature mais plutôt parce que son Jésus le lui impose pour pouvoir aller au Paradis. Georges, le donneur de leçons, abuse certainement de cette charité de circonstance. Fred est un joueur invétéré égoïste à qui il ne viendrait pas l’idée de rembourser ses dettes.
Si l’appartement de Jacques et Martine est l’Empire de la mesquinerie, alors leur cuisine est le Royaume de l’hypocrisie. Dans toute cette cuisine, on se moquerait presque du dîner. Un détail de l’histoire. Le poisson n’est qu’une occasion d’être passif-agressif, rien d’autre.
C’était bon mais c’était très salé.
Le problème est qu’à bitcher comme on respire (cf Le Corbeau), on finit seul sous la pluie et misérable. On finit immanquablement par s’isoler, incapable de se montre loyal envers qui que ce soit. Ces humains ne savent plus se parler, ni se faire confiance. Ils ont trop besoin d’être le nombril de leur petit univers étriqué. Martine est une femme amère qui sous couvert de vouloir sauver des gens, n’aspire réellement qu’à être le centre du monde.
Regarde Charlotte, elle travaille. Elle rencontre des gens. Elle est en contact avec le monde. C’est capital ça. Elle est au milieu du monde.
Ces amis ont donc oublié Socrate et son test des trois passoires. Alors que les passoires sont pourtant bien utiles quand on fait la cuisine. La preuve qu’il ne s’agissait pas de gastronomie mais plutôt de ragots. C’est tout ce qui compte. La France tente de masquer son insécurité derrière sa fourchette et son couteau.
Devant notre restaurant paradent fièrement les Lignac et autres Marx. En cuisine, on retrouve Arthur et autres Hanouna.
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