ALPS
Yórgos Lánthimos, 2011
LE COMMENTAIRE
Deux éléphants dans un magasin de porcelaine essaient de ne pas faire trop de dégâts. L’un est triste et l’autre essaie de réconforter le premier. S’ils bougent un peu trop, tout pourrait s’effondrer. Il faudrait alors fermer boutique.
LE PITCH
Un collectif propose aux familles endeuillées de se substituer aux défunt·es.
LE RÉSUMÉ
Une adolescente (Maria Kyrozi) victime d’un accident est transportée à l’hôpital. Sur le chemin, l’ambulancier (Aris Servetalis) s’adresse à elle pour préparer la jeune fille à l’éventualité du pire.
Tu as été grièvement blessée. Il y a de grandes chances pour que tu meures.
Il en profite pour lui poser des questions personnelles. Car l’ambulancier a développé un collectif d’un genre un peu particulier : lui ainsi qu’une infirmière (Angeliki Papoulia), une gymnaste (Ariane Labed) et son entraineur (Johnny Vekris) remplacent les morts. Ils se rapprochent des familles pour en savoir davantage sur les victimes et rejouent certaines scènes de vie pour aider les familles dans la douleur à faire leur deuil. Les clients donnent un brief. Puis une sorte de reconstitution fait ressusciter les morts (cf La Belle Époque).
Ça fait longtemps, tu nous as manqué.
Le collectif prend le nom de « les Alpes », pour ne pas attirer l’attention sur la nature de l’activité. Sur le plan symbolique, l’ambulancier précise que rien ne peut remplacer les Alpes.
Aucune autre montagne ne peut rivaliser avec les montagnes des Alpes. Tout le reste serait plus petit et moins imposant. Donc un simple substitut.
L’infirmière se rapproche de la jeune fille, apparemment connue pour ses qualités de joueuse de tennis, espérant que celle-ci puisse se rétablir. Malheureusement, elle succombe à ses blessures quelques jours plus tard. « Les Alpes » propose au père (Sotiris Papastamatiou) de remplacer sa fille.
La mort n’est pas la fin. Au contraire. C’est un nouveau, et bien souvent, meilleur départ.
La gymnaste se porte candidate. C’est cependant l’infirmière qui hérite du rôle de la joueuse de tennis.
La gymnaste se sent mise à l’écart. Elle aimerait travailler sur un programme pop que son entraîneur lui refuse.
Le problème c’est que tu ne me fais pas confiance.
On ne lui permet pas non plus de jouer certains rôles. Et lorsqu’elle fait des erreurs, elles est sévèrement punie par l’ambulancier. Après quoi, elle fait une tentative de suicide par pendaison. Heureusement, l’infirmière arrive à temps pour la sauver.
Ce que tu allais faire est très immature. Tu es une très bonne gymnaste, ce serait une honte que tu meures.
Pendant ce temps, l’infirmière dépasse les limites. Tout d’abord, elle consent à une relation sexuelle avec l’un de ses clients qui veut raviver des souvenirs d’intimité. Par ailleurs, l’infirmière passe beaucoup trop de temps avec la famille de la joueuse de tennis. Enfin, elle commence à prendre la place de sa défunte mère auprès de son père.
L’ambulancier commence à avoir des doutes après que l’infirmière rate une réunion.
Il la frappe violemment puis l’exclut du collectif.
L’infirmière perd pied. Elle se rend au dancing de son père pour se donner en spectacle. Puis elle s’introduit en pleine nuit dans la maison de la famille de la joueuse de tennis, avant d’être sortie par le père.
Vous pouvez m’ouvrir s’il vous plait ?
La gymnaste execute finalement un programme sur de la musique pop, comme elle le souhaitait. Elle se jette dans les bras de son entraîneur avec un grand sourire.
L’EXPLICATION
Alps, c’est le centre de gravité.
Si l’on aime à dire que les enfants sont comme de la pâte à modeler, il est important de rappeler que l’individu est mosaïque. Ce qui diffère l’humain de la machine, en tout cas de la machine telle que nous la connaissons aujourd’hui (cf Mondwest).
La vie nous invite à devoir jouer un rôle, pour ne pas dire plusieurs rôles. Si nous sommes qui nous sommes, nous sommes également père, fille, entraîneur, gymnaste, infirmière, ambulancier, collègue, ami·e, amant ou maîtresse etc. De nombreuses couches viennent s’ajouter sur ce qui fait notre coeur.
Le jeu de rôles est une opportunité pour que chacun·e puisse trouver sa place dans la fanfare (cf Le Goût des Autres).
En plus de ces rôles auxquels la société nous oblige, certain·es vont plus loin en cherchant d’autres rôles. Parce qu’on peut ne pas se satisfaire des rôles à disposition, comme la gymnaste qui refuse que son entraineur la fasse danser sur du carmina burana. Cela ne lui correspond pas. Elle veut de la musique pop.
On peut trouver d’autres rôles grâce à des substituts comme les drogues ou l’alcool. Ce qu’Etienne Daho décrivait dans son homme à la mer par boire la nuit entière pour ne plus se taire, pour devenir un autre.
Les thérapies offrent des clés de compréhension sur qui nous sommes, ce que nous cherchons et pourquoi nous le cherchons. Elles permettent d’identifier les rôles que nous jouons et ceux qui nous conviennent plus ou moins.
Le théâtre donne une opportunité supplémentaire aux plus curieuses et curieux d’en découvrir davantage sur leur personnalité en explorant de nouveaux rôles – en parallèle de ceux qu’elles ou ils occupent dans leur activité professionnelle et leur vie personnelle. Au théâtre, on suit la mise en scène afin de ne pas faire de confusion (cf Fight Club).
Car les acteurs et actrices dont c’est le métier connaissent très bien les dangers de jouer avec l’identité. Emprunter plusieurs voies requiert de ne pas se perdre en route (cf Memento, Shutter Island, Le Congrès). C’est la raison pour laquelle un cadre est nécessaire : le travail, la famille, le stade… Sinon, il devient difficile de savoir dans quelle dimension on se trouve (cf L’Armée des douze singes).
L’infirmière va se perdre dans ce gouffre.
Elle prend goût au fait de devenir quelqu’un d’autre. Porter d’autres vêtements. Suivre une direction. Réciter son texte. Tellement qu’elle multiplie les rôles. Malheureusement, elle franchit une frontière en improvisant. Elle sort du cadre et finit par ne plus savoir qui elle est.
Lorsque l’ambulancier l’exclut du collectif, elle a l’impression de se retrouver dans le vide. Elle part se réfugier chez son père pour reprendre le rôle vaquant de sa défunte mère. Son père la repousse. Puis elle cherche la compagnie de la famille de la joueuse de tennis, qui ne veut pas d’elle. Toute seule dans l’obscurité.
L’inverse de la gymnaste qui a réussi à obtenir de son entraîneur de pouvoir s’exprimer sur la musique qu’elle souhaite. Alors que l’infirmière semble perdue, la gymnaste s’est apparemment trouvée.
Les Alpes servent de repère. Un sommet qu’il ne faut jamais perdre de vue.