YANNICK
Quentin Dupieux, 2023
LE COMMENTAIRE
Si l’on part du principe que le conflit est inhérent à la condition humaine, alors on comprend mieux la tension qui existe entre l’artiste et son public (cf Misery). En prenant le risque de monter sur scène, le premier exerce une domination sur le second. On n’est pas si loin que cela de Platon.
LE PITCH
Un spectateur frustré interrompt une pièce de théâtre.
LE RÉSUMÉ
Au théâtre des Bouffes-Parisiens, Paul Rivière (Pio Marmaï) donne la réplique à Sophie Denis (Blanche Gardin) dans la pièce de théâtre Le Cocu.
J’en reviens pas!!
William Keller (Sébastien Chassagne), l’amant, fait son entrée en scène.
Dans la salle, un homme montre des signes d’exaspération. Il se lève soudainement pour se présenter et partager sa frustration. Yannick (Raphaël Quenard) est gardien de nuit. Il a fait un long trajet pour voir cette pièce qui ne lui donne clairement pas satisfaction. Alors il le fait savoir.
Pour moi, c’est pas du tout divertissant. (…) Vous me rajoutez des problèmes au lieu de me faire oublier les miens. (…) Si je pose une journée pour me divertir, il faut que je me divertisse! (…) Vous vous rendez pas compte que c’est précieux le temps des gens!
Agacés par le comportement de ce spectateur, les acteurs coupent court à cette conversation inattendue. Puis ils reprennent la pièce après que Yannick accepte de quitter les lieux.
On va pas arrêter pour un mec… On s’en fout, on continue! (…) Messieurs dames, c’est pas facile de se remettre en route. Soyez un peu indulgents.
Yannick récupère son vestiaire et entend qu’on se moque de lui. Alors il retourne dans la salle, cette fois-ci armé de son revolver (cf Chute Libre).
Je ne digère pas!
Plus personne ne rigole.
Faut un flingue pour se faire respecter maintenant? Dans quel monde on vit… (…) Je reprends le controle. (…) J’suis cool mais ça peut partir en sucette à n’importe quel moment.
Yannick veut réécrire la pièce.
Ça va tous nous remonter le moral.
Les acteurs n’en croient pas leurs yeux.
On est vraiment en train de vivre ça ??
Sophie refuse catégoriquement de se soumettre à cet exercice imposé.
Je joue pas ça, c’est trop de la merde. On va passer pour des guignols devant tout le monde!
Paul Rivière s’agace du fait que Yannick semble se rapprocher des spectateurs.
Il est carrément en train de se mettre le public dans la poche…! (…) C’est un peu bizarre que vous sympathisiez avec le public pendant qu’on est pris en otages. (…) Il faut que les gens soient de notre coté!
Paul profite d’un moment d’inattention pour s’emparer de l’arme de Yannick. L’acteur craque nerveusement. À son tour de se montrer menaçant.
Tu fais moins le malin là ?? (…) C’est moi qui décide maintenant!
Sa frustration explose littéralement sur scène.
Franchement je m’en fous du public! (…) Il a raison. C’est de la merde ce qu’on joue tous les soirs! (…) Il a raison : je suis jaloux. (…) J’ai pas signé pour ça moi. Je voulais faire du cinéma : du Depardieu, du Belmondo… (…) J’en ai plus rien à foutre de rien, j’ai passé un cap.
Paul est neutralisé par le technicien du théâtre (Franck Lebreton). Yannick impressionné rend hommage à la prestation de l’acteur.
J’aimerais bien qu’on l’applaudisse. Franchement, c’était magique.
Finalement les acteurs acceptent de jouer la scène écrite par Yannick, qui en a les larmes aux yeux. Dans la salle, le public rit de bon coeur.
Jusqu’à ce que la BRI intervienne.
L’EXPLICATION
Yannick, c’est chacun dans son rôle.
Le théâtre est un univers très codé. Ses principes ne s’appliquent d’ailleurs pas uniquement à la pièce qui se déroule sur scène. Il existe un ensemble de règles implicites entre les artistes et le public : Les spectateurs doivent par exemple regagner leur siège après qu’on leur donne un signal – téléphone éteint. Ils doivent rire ou applaudir à des moments bien précis. Les artistes doivent saluer le public d’une certaine manière. Le degré de satisfaction du public se mesurera en fonction de l’intensité des applaudissements et que les personnes se lèvent ou non. Etc.
Yannick est celui qui ne veut plus jouer ce jeu.
Il incarne le grand public. Celui qui se déplace et paie pour voir une pièce afin de passer un bon moment et éviter de se prendre la tête. A priori, il est au bon endroit car Le Cocu est du théâtre de boulevard. Cependant, Yannick n’est pas satisfait.
Je me sens moins bien qu’avant de rentrer ici!
Normalement le grand public ferme sa gueule. Quand il veut se plaindre, il se plaint après. Ce qui arrive rarement, car le grand public ne se plaint pas trop comme le fait remarquer une spectatrice (Lucie Gallo).
On n’a pas de regard critique nous…
En se levant, Yannick devient une exception. Il est celui qui ne reste pas à sa place. Première entorse au règlement.
Ensuite il compare le théâtre à la restauration. Crime de lèse majesté. S’il veut se plaindre d’un plat, il peut voir le cuisinier. Alors qu’au théâtre, le metteur en scène n’est même pas dans la salle. Bizarre.
Il doit y avoir un responsable… Le mec qui organise tout ça est pas présent pour s’assurer que vous faites du bon boulot ?? Qu’est ce que c’est que cette gestion ? On est chez les fous là ?
Son bon sens est gênant. Les artistes sont vexés comme des poux.
Nous c’est pas du tout pareil, on fait de la scène! C’est de l’Art!
J’ai pas payé pour voir de l’art…
Dans la salle, un spectateur prend la défense du Théâtre (Jean-Paul Solal).
Vous êtes pas content, c’est pas une raison pour emmerder tout le monde!
Yannick est pourtant dans son droit, en tant que client du spectacle. Simplement, il ne respecte pas les conventions. Pire, il insiste.
Ce serait trop facile de me rembourser!
On lui reproche de ne pas respecter le travail des artistes, alors qu’il a le respect de leur dire le fond de sa pensée les yeux dans les yeux. Alors que les artistes le méprisent profondément. Quand il revient, personne ne se souvient de comment il s’appelle.
Est-ce que y en a un qui a eu l’élégance de retenir mon prénom ?
Yannick est malheureusement contraint d’avoir recours à la force pour se faire entendre. Sans son revolver, il n’est personne.
Personne te calcule si t’as pas ton truc dans les mains!
L’intervention incongrue de Yannick bouscule les codes. Elle interrompt une pièce pénible et donne un coup de fouet intéressant au théâtre. S’il n’avait rien fait, tout le monde aurait continué à jouer sa partition. Des dialogues approximatifs salués par quelques applaudissements. On salue le public et chacun rentre chez soi. Merci, bonsoir.
Grâce à Yannick, il s’est passé quelque chose. Il a apporté un peu d’inattendu et d’improvisation. Son coup de gueule a permis à chacun de sortir de son rôle. Il y a eu des émotions. Le scénario a changé. Paul Rivière s’est révélé. Sophie Denis a montré son côté cynique. Le public en a profité.
C’est peut-être de cela dont a besoin le théâtre ? Ou pas.
Aujourd’hui, en dehors de quelques expérimentations de théâtre immersif offrant au public la possibilité d’interagir avec les acteurs, le théâtre classique reste attaché à ses traditions. Chacun dans son rôle. Sinon, on envoie la BRI. Et tout le monde peut continuer à dormir tranquille.