LES FANTASMES DE MADAME JORDAN
Dušan Makavejev, 1981
LE COMMENTAIRE
Enlacer une jolie femme vêtue d’un peignoir, avec une serviette de bains sur les cheveux, devant un ami trop heureux de contempler le panorama. De la fraicheur. Un sourire qui sent bon le jojoba. Voilà certainement le fantasme de l’homme mûr, aux cheveux gris et à la barbe bouclettes. Qu’en est-il de sa partenaire ? Rêve-t-elle d’une scène similaire ? Qui s’en soucie ?
LE PITCH
Une Américaine exilée en Suède a des envies de Yougoslavie.
LE RÉSUMÉ
Marilyn Jordan (Susan Anspach) est bien installée à Stockholm, en compagnie de son riche mari Martin (Erland Josephson) et de leurs deux enfants Cooki (Marianna Jacobi) et Jimmy (Jamie Marsh).
Comme si le tableau n’était pas suffisamment parfait, ils se rendent en famille au zoo pour acheter un chien auprès d’un employé du nom de Montenegro (Svetozar Cvetković).
La famille a désormais son chien. La boucle est bouclée.
Il est pourtant évident que Marilyn s’ennuie ferme. Pas d’échappatoire.
Marylin are you still there?
Unfortunately yes, no place else to go.
Au delà des mots, elle exprime son mécontentement à travers un comportement inhabituel : manger à elle seule un dîner qu’elle avait préparé pour la famille, mettre le feu aux draps de lit ou tenter d’empoisonner le chien.
Martin souhaiterait que sa femme consulte le Dr Aram Pazardjian (Per Oscarsson), un spécialiste de la tête. Ce qui ne fait qu’agacer Marylin davantage.
Lorsque Martin doit se rendre au Brésil pour un congrès, Marilyn souhaite le suivre.
I have an odd feeling that something might happen to you and when you come back I won’t be here.
Elle est bloquée au contrôle de sécurité et rate son vol. À l’aéroport, elle fait connaissance de Tirke (Patricia Gélin), une jeune Yougoslave arrêtée également pour possession d’un épais morceau de viande. Alex (Bora Todorović), charmeur, l’invite au Zanzibar. Un endroit au delà du réel.
Isn’t this exciting, Marilyn?
I’ve never seen anything like it in my entire life.
Les hommes s’y affrontent à coups de pelle, les femmes dansent pour dompter des godemichets, et l’amour n’y connait aucun jugement. Alex et Rita (Lisbeth Zachrisson) en cassent leur lit.
Marilyn n’en dort plus la nuit, mais au moins elle s’amuse. Feux d’artifices! Quand elle joint son mari au téléphone, qui s’attend à une demande de rançon, elle ne voit aucune raison de rentrer.
It’s more than what you can begin to afford!
Marilyn surprend un homme sous sa douche, le fameux Montenegro du zoo. Le mystérieux Montenegro qu’elle a tant de mal à cerner…
Elle couche avec lui, avant de le tuer (cf Basic Instinct) puis de s’en aller.
Elle rentre finalement à la maison, où elle sert des fruits à tout le monde pour le dîner.
Fruits qu’elle a pris soin d’empoisonner (cf Phantom Thread).
Inspiré de faits réels.
L’EXPLICATION
Les fantasmes de Madame Jordan, c’est la crise de la cinquantaine – au féminin.
La crise de la cinquantaine masculine est bien connue (cf Sideways). Apeurés par la mort qui se rapproche à grand pas et tourmenté par leur physique d’Apollon qui vire au vinaigre, les hommes ont tendance à dévisser. Profiter encore un peu de la vie tant qu’ils peuvent. Se recentrer un peu sur eux-mêmes après avoir consenti à quelques efforts envers les autres. Pas beaucoup.
Alors les hommes font n’importe quoi, dans le plus grand mépris des règles, pour retrouver un semblant de jeunesse. Leur crise est marquée par un sentiment prononcé d’irresponsabilité, très égoïste évidemment, qui provoque de nombreux dommages collatéraux.
Les hommes s’en moquent pas mal, puisqu’ils font leur crise.
Qu’en est-il pour les femmes ?
Elles aussi éprouvent quelques difficultés au moment d’aborder cette étape. Discrètement.
La société à transformé le temps pour les femmes comme une bombe à retardement. Chaque anniversaire, passée la trentaine, est vécu comme un traumatisme – à chaque fois plus profond. Par ailleurs, la ménopause guette sournoisement…
Dans son cocon de Lidingö, Marilyn a été sage toute sa vie (cf La bonne épouse). Se rendre aux réunions du rotary local. Poser les bonnes questions. Faire la cuisine.
Lorsqu’elle disparait, c’est forcément parce que cette godiche a du être enlevée – selon son mari. Il ne peut pas en être autrement.
She must have been kidnapped, what else could have happened to her?
Comment pourrait-elle décider par elle-même ? Tout simplement impossible.
Si Marilyn ne semble pas épanouie ou montre des signes d’agacement, elle n’a qu’à suivre une bonne psychothérapie. Encore une idée judicieuse du mari. Et sans broncher s’il vous plait.
I’ll be a good girl, I’ll answer every questions.
Écouter sagement les conclusions du professionnel.
You can’t escape someone, if that someone happens to be yourself (cf Profession : Reporter).
Merci docteur!
On a répété toute sa vie à Marilyn qu’elle était libre, sans qu’elle n’en ait l’impression (cf Titanic). Que peut-elle faire de cette pseudo-liberté ?
I’m free to go where?
Justement, Marilyn veut prendre sa liberté. Toute seule. Parce que ras-le-bol d’être sage.
It’s time to go to bed children!
Oh we always have to go to bed, just when the fun starts.
Elle aussi a peut-être envie de sortir du cadre (cf Truman Show), ou des envies de meurtres tout simplement (cf American Psycho). Ce serait bien légitime. Trop longtemps qu’elle se tient bien droite, sans jamais faire d’écart.
Plutôt que de chercher à fuir, ou suivre son mari vers l’Amérique du Sud, Marilyn reste. Elle va emprunter des chemins de traverses. Bien qu’elle soit bloquée au PC sécurité, l’Américaine va prendre son envol malgré tout.
Direction le sous-sol (cf Underground), au sein de la communauté Yougoslave de Stockholm. Ravivée par le charme des Balkans.
It’s a Gucci shoe. Any cow with money can buy a Gucci shoe, but this one belongs to the real lady, who has Gucci foot! There is some difference.
Au Zanzibar, on rit, on chante et on danse. On vit. Tout n’est pas aseptisé comme à la maison. Un peu d’oxygène et beaucoup de plaisirs.
Sachant pertinemment que le Pays des Merveilles d’Alice est une fiction, Marilyn sait très bien qu’elle va devoir rentrer. L’aventure prend fin. Cependant, tout ne s’arrête pas. Rien ne doit s’arrêter au contraire, c’est le début pour elle d’une nouvelle vie.
Elle distribue les grains de raisin empoisonnés à son mari, ses amis et ses enfants – avec ce même sourire chaleureux qu’on lui prête.
Qu’ils meurent tous! Elle en a d’autant plus envie qu’elle sait qu’on ne lui en donne pas le droit.
Condition nécessaire au bonheur ou réel fantasme ?