SANS JAMAIS NOUS CONNAÎTRE

SANS JAMAIS NOUS CONNAÎTRE

Andrew Haigh, 2023

LE COMMENTAIRE

On passe sa vie comme en boîte de nuit, à danser frénétiquement au milieu d’inconnu·es. Et puis parfois, on chope quelqu’un au passage. Ou l’on se fait choper entre deux stroboscopes. Au choix. Sans vraiment savoir quel fantasme on embrasse.

LE PITCH

Un romancier cherche à faire le deuil de ses parents.

LE RÉSUMÉ

Adam (Andrew Scott) se sent isolé dans sa tour. Lorsque l’alarme incendie retentit, il est le seul à se retrouver dehors. Du haut de sa fenêtre, Harry (Paul Mescal) l’observe.

Un soir, Harry sonne à la porte d’Adam. Il est ivre et aimerait s’inviter car il affirme avoir peur des vampires à sa porte. Adam est sous le charme. Cependant, il refuse de le laisser entrer. Adam voudrait se concentrer sur un nouveau scénario qui le conduit vers le passé. Ainsi, il retourne dans la maison de son enfance où il retrouve ses parents avec beaucoup d’émotion. Son père (Jamie Bell) et sa mère (Claire Foy) ont l’âge qu’ils avaient avant leur accident.

Adam retourne les voir. Il annonce à sa mère qu’il est gay. Celle-ci ne sait pas vraiment comment prendre la nouvelle.

Im assuming you’re not married. Have you got a girlfriend?

(…) I’m not into women…

What do you mean?

I’m gay.

… As homosexual? You don’t look gay. (…) They say it’s a very lonely kind of life.

Adam a la même conversation avec son père qui se doutait de quelque chose. Il s’excuse de ne pas avoir réconforté son fils chaque fois qu’Adam rentrait de l’école en pleurant.

You alright son…

Ces voyages répétés dans le temps cathartiques sont troublants pour Adam, qui entame une relation avec Harry. À mesure qu’Adam renoue avec la mémoire de ses parents, les cauchemars se font de plus en plus intenses (cf Solaris).

Il ne remarque même pas la dépression profonde dans laquelle se trouve son voisin. Lorsqu’Adam pénètre l’appartement de Harry, dont la porte était restée ouverte, il le découvre mort dans sa chambre. Un peu de drogue sur la table et la bouteille de whisky qu’Harry buvait la nuit où ils se sont rencontrés.

Adam a peut être rêvé tout cela, comme son rapport avec ses parents.

I’m sorry I was too scared to let you in.

La nuit venue, le fantôme de Harry est paniqué. Adam essaie de le réconforter.

You’re here with me.

L’EXPLICATION

Sans jamais nous connaître, c’est ne pas suffisamment faire attention.

Alors que tout le monde s’excite sur la menace que représente l’intelligence artificielle, on fait mine de ne pas voir que l’individu a déjà disparu. Si les habitant·es de New York, Tokyo ou Londres apprécient autant l’illusion de faire partie d’un village, c’est parce que les grandes villes déshumanisent. L’être a disparu dans la fourmilière (cf Lost in Translation).

How do you cope?

Dans ces communautés de communes gigantesques, on évite copieusement de regarder les autres pour se protéger, ou simplement pour ne pas s’attirer de problèmes. On ne se parle pas dans l’ascenseur. Demander comment ça va relève de la politesse, puisque la réponse n’intéresse vraiment personne.

How is it going?

Strangely.

Chacun étouffe dans sa tour, à sa manière. La ville qui se profile au loin devient une masse abstraite, peuplée de gens qui ne se connaissent pas et ne cherchent pas à se connaître. Aucun intérêt. Quand un inconnu frappe à la porte, on l’ouvre pour mieux la refermer.

De toutes façons, les gens n’ont que des problèmes. Alors pourquoi s’embarrasser des soucis des autres quand on a déjà les siens à gérer ? On n’a pas le temps! Surtout si l’on rajoute qu’il est difficile de se connaître soi-même…

Paradoxalement, on assouvit son besoin de socialisation en passant du temps sur les réseaux ou en regardant des séries. On suit les tribulations de groupes d’ami·es artificiels (cf Les Petits Mouchoirs), car on n’en a pas soi-même.

I always felt like a stranger in my own family.

On se rend compte à quel point on ne prête pas suffisamment attention aux autres que lorsque que quelqu’un disparaît pour de vrai. C’est en général le moment où l’on regrette, par culpabilité, de ne pas avoir pris le temps de s’intéresser à quelqu’un d’autre que soi-même.

It hasn’t been long enough!

Les parents d’Adam sont décédés trop tôt pour pouvoir le connaître.

You were just a boy! And now you re not! You’re totally different but it’s still you.

Les revoir lui fait du bien. Il peut leur parler de lui, de sa différence et avoir l’impression de cicatriser. Ces échanges lui permettent d’exister. Bizarrement, il se rend compte qu’il ne les connaissait pas vraiment non plus. À sa surprise, il découvre son père plus tolérant que sa mère. Un couple un peu résigné. Deux individus très anxieux de savoir si leur agonie sera lente (cf Anatomie d’une chute). Comme si c’était l’unique chose qui les préoccupait, après la mort (cf Beetlejuice).

Adam n’a pas eu le temps de connaître ses parents. De la même manière, il n’a pas eu le temps de connaître Harry. Il n’a pas fait attention à l’indice que lui a donné cet inconnu au hasard de leur seule et unique véritable conversation : les vampires à sa porte. Comment Adam aurait-il pu se douter qu’Harry était suicidaire ?

Plutôt que de laisser entrer Harry, Adam a refermé la porte pour créer un fantasme, comme il l’a fait avec ses parents. Un espace intime dans lequel il s’est est littéralement imaginé avec une relation avec Harry, lui le scénariste.

Une belle relation organique, à l’ancienne et qui ne doit rien aux algorithmes. Des rencontres délicates comme on les aime. Un tourment qui permet à Adam de se confier à un autre fantôme que celui de ses parents.

Mais rien de tout cela n’est vrai.

Is it real?

Dans cette relation rêvée, Adam est dorloté par Harry qui lui prépare un bon bain chaud. Puis il peut le réconforter en retour, ce qui lui donne une raison d’être. Du sexe comme on n’en fait plus. Une crise d’angoisse dans un club imaginaire pour ne pas s’ennuyer. Continuer à se chercher du regard. Une réalité parfaitement romancée, comme cela arrange Adam. Comme on le fait toutes et tous (cf Memento).

Ainsi, les gens deviennent ce que l’on veut voir d’eux. Harry prend la forme d’un homme prévenant et sensible, au charme fragile. Un compagnon parfait sur l’île déserte, comme Adam le réclame.

Voilà la méthode pour continuer à vivre, quand rien ne compte vraiment (cf Matrix). On se trouve des raisons d’avancer même si elles ne sont pas réelles.

You got through.

Plutôt que de se retrouver seul·e dans son lit en PLS, on préfère s’inventer une relation. Souscrire à cette fantaisie qui voudrait que chacun soit de la poussière d’étoiles, et que rien ne soit vraiment fait complètement par hasard. Comme quand on était enfant, on se raconte de belles histoires pour s’endormir le soir.

LE TRAILER

Cette explication de film n’engage que son auteur.

2 commentaires

  • EXCELLENT ! Je vous le dis d’autant plus volontiers que je peine à faire moi-même un compte rendu du film. Je vous donne une idée de la galère dans laquelle je me suis embarqué. Il s’agit d’un extrait de mon compte rendu :
    “Au risque de passer dans la quatrième dimension, je me hasarderais à dire que l’exploration par Adam de ses propres profondeurs est une distance mise à distance. On sent assez vite l’oscillation mystérieuse entre réalité et vérité mais on voit que réalité et fiction sont inextricablement confondus. La réalité que recherche Adam (et dont il espère et redoute à la fois qu’elle sera la sienne), il ne pourrait la trouver que dans la chose réelle (le film d’Andrew Haigh) qui raconte précisément cette recherche. Suis-je entré dans la quatrième dimension ?”
    Je me demande vraiment si je ne vais pas renoncer et communiquer votre article à mon entourage en déclarant que je ne pourrais pas faire mieux.

    • Merci Pons. Ne renoncez pas, vous trouverez certainement un angle différent à cette histoire très riche.

Commentez ou partagez votre explication

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.