L’ÉCHELLE DE JACOB
Adrian Lyne, 1990
LE COMMENTAIRE
Dans un environnement anxiogène, où la perspective d’un effondrement se précise un peu plus chaque jour, le vivons heureux avant la mort de Desproges semble de plus en plus difficile à atteindre. Quand les esprits s’échauffent, on a très envie de se réfugier dans sa baignoire remplie d’eau bien fraîche. Qu’une main rassurante sur notre front nous empêche de nous soucier de notre consommation abusive d’eau.
LE PITCH
Un vétéran de la guerre du Vietnam peine à se réajuster à New York.
LE RÉSUMÉ
En 1971, Jacob Singer (Tim Robbins) sert au sein de la première division de cavalerie stationnée dans le delta du Mekong. Suite à une attaque surprise, Jacob se réfugie dans la jungle où il est blessé par une baïonnette.
Quatre ans plus tard, il se réveille dans le métro de New York. Employé des postes. Il voit occasionnellement des monstres autour de lui qui le pourchassent. Son comportement trahit un syndrome de stress post-traumatique (cf Né un 4 Juillet, The Master).
Sa petite amie Jezzie (Elizabeth Peña) fait du mieux qu’elle peut pour l’aider à se remettre. La tâche n’est pas simple car Jacob souffre également d’épisodes dépressifs, se remémorant sa vie d’avant. Son ex-femme Sarah (Patricia Kalember) et son fils Gabe (Macaulay Culkin) mort un peu avant son départ au Vietnam. Lourd.
À l’hôpital, personne ne semble trouver trace de son dossier. Puis il apprend que son médecin traitant est mort dans un accident de voiture. Seul avec ses démons.
New York is filled with creatures.
D’ailleurs ses hallucinations se poursuivent. En soirée, une invitée lui affirme qu’il est déjà mort après lui avoir lu les lignes de la main.
According to this, you’re already dead…
Un peu plus tard, Jacob a des visions de Jezzie pénétrée par une bête monstrueuse.
Pris d’une forte fièvre, il est transporté de toute urgence à l’hôpital où il continue d’avoir des flash-backs du Vietnam. Les médecins le considèrent pour mort.
This is home, you’re dead.
Louis (Danny Aiello), son ostéopathe de confiance, vole à son secours. Enigmatique, le thérapeute cite Maître Eckhart.
If you’re frightened of dying and you’re holding on, you’ll see devils tearing your life away. But if you’ve made your peace, then the devils are really angels, freeing you from the earth. It’s just a matter of how you look at it, that’s all. So don’t worry, okay?
Les hallucinations de Jacob semblent partagées par ses ex-camarades d’infanterie.
Something’s wrong, but I can’t talk about it with anybody. I’m going to hell. That’s as straight as I can put it. And don’t tell me that I’m crazy because I know I’m not. They’re coming after me.
Who is?
They’ve been following me, they’re coming out of the walls. I can’t trust anybody. Nothing helps.
Jacob et son régiment auraient servis de cobayes à une expérience scientifique. L’armée veut les empêcher d’ébruiter l’affaire.
Michael Newman (Matt Craven) confirme à Jacob qu’il est bien un martyr. À la demande des généraux soucieux de fournir des substances à leurs soldats pour doper leurs performances, le chimiste a concocté un cocktail explosif visant à stimuler l’agressivité des soldats. L’expérience a mal tourné. Les soldats se sont massacrés entre eux.
Jacob se souvient de ce qui s’est passé. Il est effectivement mort au Vietnam.
Après cette réalisation, il se réjouit de pouvoir rejoindre sa femme et son fils à la maison.
De retour en 1971, les médecins militaires constatent son décès.
He looks kind of peaceful, the guy. Put up a hell of a fight though.
L’EXPLICATION
L’échelle de Jacob, c’est une vision médiévale de la mort.
À la sortie du post-modernisme, tous les repères se trouvent chamboulés – dont le rapport à la mort. Dans le futur, la mort ne sera plus un sujet. On peut la dé-mystifier (cf L’expérience interdite), voire même carrément la tromper (cf Interstellar). Le cancer peut s’anticiper (cf Elysium) et la vie éternelle s’envisager (cf Prometheus). On est au delà de la mort.
Il y a encore seulement quelques années, on était encore en plein dedans. Le rapport à la mort était encore très marqué par le religieux, avec un arrière monde dans lequel les âmes pures pourraient y trouver la paix (cf Ghost) – tandis que les âmes pécheresses iraient brûler en enfer (cf Inferno). À Dieu de décider lors du jugement.
Pour simplifier, il était donc nécessaire d’agir selon une certaine éthique pour se retrouver du bon côté le moment venu – sinon c’était la promesse de brûler pour toujours. Récompensé·es pour bonne conduite, ou puni·es pour ses bêtises.
L’expérience de Jacob est encore un peu différente.
Aux portes de la mort au Vietnam après avoir été grièvement blessé, il poursuit sa vie comme un fantôme à New York dans un univers angoissant. Tout le monde lui dit qu’il est déjà mort (cf L’Innocent), alors qu’il se sent pourtant vivant. En enfer. Dans l’incompréhension la plus totale. Hanté par le souvenir de son défunt fils. Poursuivi par des créatures maléfiques. Victime du complexe militaro-industriel. En proie au doute permanent.
Louis, en bon osthéopathe, lui offre la clé de lecture en se référant à un philosophe du XIVe siècle.
The only thing that burns in Hell is the part of you that won’t let go of life, your memories, your attachments. They burn them all away. But they’re not punishing you, he said. They’re freeing your soul.
Selon Maître Eckhart, ce qu’on appelait l’enfer était plutôt une phase transitoire entre la vie et la mort. Un moment pendant lequel il devenait possible pour la conscience de se mettre en ordre avant de quitter le monde (cf Biutiful). Pour cela, tout ce qui nous retient à la vie doit brûler. Si l’on n’a pas peur de la mort, alors tout doit pouvoir partir en fumée.
Jacob se bat encore. Il doit pourtant cesser de s’accrocher à tout ce qui le tracasse : sa nouvelle petite-amie, son traitement médicamenteux, son procès contre l’armée. Quand il parvient à se détacher de tous ces tourments, alors il est prêt. Il peut rejoindre sa femme et son fils. Là où il se sent heureux. En paix.