BERBERIAN SOUND STUDIO
Peter Strickland, 2012
LE COMMENTAIRE
Dans la société moderne, si on doit être lynché·e on va l’être. Certain·es n’attendent effectivement que de nous brûler comme du teuchi et nous fumer comme un splif de zèbe. On aura beau crier à l’aide. La fiction devient parfois plus vraie que nature.
LE PITCH
Un bruiteur anglais se fait embarquer par l’horreur d’un film italien.
LE RÉSUMÉ
Gilderoy (Toby Jones) est une pointure discrète dans son domaine : le bruitage. Il arrive en Italie dans les studios Berberian pour travailler sur ce qu’il croit être un film sur les chevaux. Quelle n’est pas sa surprise de découvrir qu’il doit faire les bruitages de The Equestrian Vortex, un giallo comme on dit en Italie, mêlant policier, érotisme… et horreur.
I didn’t know I’d be working on this sort of film.
What did you expect?
Santini said something about equestrian.
Oh yeah, a horse-riding girl, see? She’s just not horse riding anymore that’s all.
Un film d’horreur qui n’en est pas un, à en croire son réalisateur (Antonio Mancino).
This is not ‘horror film’, this is ‘Santini film’. Please don’t call my film ‘horror’ again.
Gilderoy utilise des légumes pour reproduire des sons répugnants. Il donne de la profondeur aux cris de Silvia (Fatma Mohamed) et Claudia (Eugenia Caruso), à leur plus grand étonnement.
I didn’t know that you could change my voice so much…
Car The Equestrian Vortex montre de manière explicite la torture de femmes accusées de sorcellerie (cf The Witch).
I hate what they did to these beautiful women. But it is my duty to show. The world must know the truth and see the truth.
Au fil du projet, Gilderoy se sent loin de son Angleterre et de sa mère qui lui a écrit une tendre lettre. Il est harcelé par Francesco (Cosimo Fusco). Traumatisé par certaines scènes du film. Angoissé à l’idée qu’il ne sera pas payé. La secrétaire (Tonia Sotiropoulou) le renvoie vers un dénommé Luigi qui lui explique que son vol depuis Londres n’a pas été enregistré et qu’il ne peut donc pas être indemnisé.
La tension monte. Gilderoy commence à confondre la réalité avec le film, développant une forme de paranoïa.
Silvia quitte le projet après avoir été abusée par Santini (cf Harvey Weinstein).
I’m just a whore to them. He kept touching here. I feel so dirty and cheap.
Elisa (Chiara D’Anna) la remplace au pied levé. Son cri ne semble pas donner satisfaction à l’équipe du film. Francesco pousse Gilderoy à la torturer pour obtenir un meilleur résultat. L’Anglais s’execute.
How about a little more convincing? (…) Gilderoy, go out there and give her hell! Make her cry!!
Elisa quitte le projet à son tour. Le film semble avoir métamorphosé Gilderoy en une personne lugubre.
Alors que le studio se retrouve momentanément en panne de courant, le film se déclenche soudainement sur grand écran. Gilderoy s’en rapproche puis disparait dans la lumière.
L’EXPLICATION
Berberian Sound Studio, c’est le risque de déformation professionnelle.
De nos jours, on parle de trouver une balance entre la vie professionnelle et la vie personnelle. La raison est que le travail consume une majeure partie de notre existence – sans évoquer la question de l’âge de la retraite. C’est pourquoi on lutte de toutes nos forces contre ce que Marx appelait l’aliénation du travail.
Les générations passées s’accommodaient de faire le même travail toute une vie, s’épuiser à la tâche avec fierté (cf Jiro dreams of sushi) jusqu’à mourir à la mine (cf Germinal). Désormais c’est fini! Travailler oui, mais pas comme des ânes.
Tout d’abord on a envie de partir en vacances (cf Camping) et surtout on n’a pas envie d’être défini·e par son intitulé de poste. Car quand le travail prend toute la place, il déforme l’individu.
C’est l’expérience que vit Gilderoy, débarquant dans un autre pays où il n’a aucun repère. Il est comme enfermé dans ce studio qui souhaite offrir de bonnes conditions à ses collaborateurs et un environnement bienveillant.
When you meet someone for the first time, only try to discuss positive things.
Très vite, on fait surtout comprendre à Gilderoy qu’il n’a pas son mot à dire.
The less said the better.
Gilderoy a des revendications légitimes en tant que salarié. Il veut connaître ses horaires et s’accorder sur sa rémunération. Son employeur utilise des arguments fallacieux pour éviter le sujet.
You know how many calls we have from people who want to come here do this for nothing? Money is not their motivation.
Quand Gilderoy s’insurge, il est remis à sa place.
I think you’re forgetting this is not your studio. Try to be more considerate.
Il n’est pas chez lui. Alors il ne lui reste plus qu’à s’écraser, à défaut de partir.
Francesco l’a dompté, en redéfinissant au passage la convention collective.
Now you do what I tell you! It’s just a film. You’re part of it. (…) Let me tell you what it is to be professional : you cooperate, you don’t question, you don’t argue, you don’t look at your watch, you just do what you are told to do and keep your personal opinion where it belongs!
Le résultat est catastrophique pour Gilderoy qui ne fait plus que travailler : il se coupe de ses proches. Victime de chantage psychologique et harcèlement moral. Témoin de harcèlement sexuel qu’il cautionne en le passant sous silence, il devient complice de cette entreprise. Sans aucune porte de sortie.
There’s no reason to escape.
Ce film horrible déteint sur lui. Il est devenu sa vie, jusqu’à en cauchemarder la nuit. Gilderoy va disparaître et tout ce qu’il laissera de lui sera un nom au générique d’un film affreux.
C’est pourquoi on ne saurait que trop encourager les étudiant·es de nourrir leurs passions, au pluriel. À ne pas s’enfermer dans une carrière, si possible. Multiplier les stages pour se faire une idée de où mettre les pieds au lieu de se précipiter sur un CDI. Choisir une voie professionnelle épanouissante (cf Grave, Première Année).
Ne compter que sur soi-même (cf Un Prophète) car on ne peut décidément rien attendre de son patron (cf El buen patron), ni encore moins des syndicats (cf Ressources Humaines).