LE JUGE ET L’ASSASSIN
Bertrand Tavernier, 1976
LE COMMENTAIRE
Aime ton prochain comme toi-même, car sans autrui nous ne sommes rien (cf Seuls two). Pour notre épanouissement personnel nous avons un besoin vital de celui ou celle qui n’est pas nous. Sinon, sur quelle épaule pourrions-nous pleurer ? Tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute. Le gendarme ne serait rien sans son voleur (cf The Dark Knight).
LE PITCH
Un juge conduit son accusé jusqu’à l’échafaud.
LE RÉSUMÉ
Joseph Bouvier (Michel Galabru) se désespère que Louise (Cécile Vassort) le refuse. Dans un acte de colère incontrôlée, il lui tire dessus puis retourne son arme contre lui, à deux reprises. Tout les deux s’en sortent. Bouvier fait un tour à l’asile, qui finit cependant par le mettre à la porte – faute de moyen.
Plus personne ne veut payer pour vous.
L’ancien militaire sillonne la France. En chemin, il viole et tue sauvagement douze enfants dans les collines.
Le juge Rousseau (Philippe Noiret) se saisit de l’affaire, y voyant l’opportunité de briller (cf Le Seigneur des Anneaux).
Le rêve de toute ma vie. Tu sais, ça peut pas avoir autant de retentissement que le procès Dreyfus! (cf J’accuse)
Il sympathise avec l’accusé pour mieux le conduire à faire des aveux. Tout comme Rousseau, Bouvier cherche lui aussi à attirer l’attention. Il réclame des articles dans la presse. Quid pro quo (cf Mafia Blues 2).
Vous me demandez une chose, moi je vous en demande une autre en échange. C’est tout à fait honnête.
Sa coopération conforte le juge dans l’idée que le criminel n’est pas fou, et qu’à ce titre il mérite la peine capitale.
Détraqué oui. Même vicieux jusqu’à la moelle. Pédéraste. Ignoble. Sadique. Mais pas fou.
Tout au long de l’instruction, le procureur Villedieu (Jean-Claude Brialy) fait part de ses doutes sur la santé mentale de Bouvier. Rousseau insiste. Il est même catégorique.
Pour éviter de nouveaux Bouvier, il nous faut des lois plus répressives!
La sentance tombe. L’affaire fait grand bruit. Bouvier est décapité sur la place publique devant des milliers de personnes. Malgré ce succès, Rousseau ne semble pas satisfait. Une légion d’honneur ne saurait faire oublier que les milieux anarchistes le traitent d’assassin. Il s’éclipse discrètement en compagnie de sa mère, qu’il essaie de rassurer.
Ça n’a pas d’importance tout ça…
L’affaire Bouvier aura servi à détourner l’attention d’un scandale autrement plus grand.
Entre 1893 et 1898, le sergent Bouvier tua douze enfants. Durant la même période, plus de 2500 enfants de moins de 15 ans périrent dans les mines (cf Germinal) et les usines à soie assassinés.
L’EXPLICATION
Le Juge et l’Assassin, c’est quand on pense d’abord à soi-même.
Les philosophes libéraux du XVIIIe siècle comme Adam Smith étaient convaincus qu’une communauté pouvait prospérer si on laissait les individus vaquer pleinement à la réalisation de leurs intérêts personnels. Ainsi, une main invisible allait auto-réguler les marchés pour conduire à l’harmonie sociale. Des années plus tard, on encourage toujours l’égoïsme de certains comme le juge Rousseau qui prétend servir la justice alors qu’il ne cherche qu’à servir ses propres intérêts – faisant de lui le roi des hypocrites.
Je ne fais pas de politique. (…) Ce qui me préoccupe, c’est la vérité.
Bien sûr.
Rousseau met ouvertement son éthique de côté au profit de son ambition, en se cachant derrière ses intuitions. Il négocie sans problème avec l’assassin. Proposant un pacte avec le diable.
Je vais faire la route avec vous. (…) Soyez raisonnable : Aidez moi.
Qui du juge Rousseau ou de l’assassin Bouvier est le plus dangereux ? Le magistrat a le pouvoir de faire de n’importe qui un criminel, comme le fait remarquer le procureur.
Même s’il n’existe pas, il est là. Vous lui avez donné la vie.
Rousseau a effectivement le droit de vie ou de mort sur n’importe qui. Avec ses douze meurtres infâmes, Bouvier ferait une publicité inespérée. Alors il doit mourir pour la carrière du juge, en dépit de sa folie. Même si Bouvier est certainement le plus lucide. Victime éternelle, d’abord trahi par les hommes de l’Église (cf Spotlight).
Vous me devez bien ça, c’est chez vous que j’ai attrapé ces idées noires! Le Bon Dieu il le sait bien que j’ai été violé ici quand j’avais 16 ans!
Victime de la médecine qui ne s’est pas bien occupé de lui.
Le vrai coupable, c’est le médecin qui m’a laissé sortir de l’asile.
Victime de la machine médiatique qui s’est emballée pour faire vendre du papier, en le traitant de menteur. Alors qu’il ne nie rien depuis le début. Il est peut-être même le plus honnête de tous. Regardant les choses en face, il comprend très bien ce que le juge essaie de faire et surtout comment il cherche à l’exploiter. Bouvier n’est pas dupe.
Nous sommes dans le même sac.
Il a compris qu’on tape toujours sur les faibles, parce que c’est plus facile (cf Made you look). On n’a pas envie de chercher plus loin. Pas besoin.
On cherche en bas, et c’est peut-être en haut ?
En dehors d’avoir tué douze pauvres bergers, Bouvier a pour seul défaut de menacer les puissants.
Les bourgeois n’ont que ce qu’ils méritent.
Alors on le laisse hurler tant qu’il divertit, mais il doit quand même disparaître car cela arrange tout le monde. Le système a besoin de son exécution pour continuer à fonctionner. Bouvier sert d’exemple pour conforter la puissance incontestable du pouvoir en place.
Si on ne guillotinait pas ces anormaux, ça serait le bordel.
Celui qui ne sert que ses propres intérêts se permet tout. Finissant par se convaincre qu’il est dans son bon droit (cf Insomnia). Il oublie ce que le procureur ne sait que trop bien :
Nous sommes tous des meurtriers, au moins en puissance. Ce besoin de meurtre nous le canalisons par des moyens légaux.
Celui qui ne sert que ses propres intérêts ne prend pas le risque de se poser quelques questions essentielles. Il ne procède pas à la mise en doute…
Et si c’était pas vrai ?
La terrible prophétie de Bouvier se réalise.
Que ceux qui croient pleurer sur moi pleurent donc sur eux.
Ceux de l’entre-pont sont les plus à plaindre (cf Titanic), cible potentielle du rouleau compresseur judiciaire (cf Cleveland contre Wall Street), soit disant au dessus de tout soupçon, qui condamne du menu fretin pour mieux laisser s’échapper les gros poissons sous les yeux de tout le monde.
Certes le juge est secoué par quelques gauchistes un peu virulents. Mais que Rousseau se rassure… Si le peuple se révolte (cf Joker), l’armée se chargera bien vite de les ramener à la raison (cf L’ordre et la morale, Un pays qui se tient sage).