L’HOMME SANS PASSÉ
Aki Kaurismäki, 2002
LE COMMENTAIRE
Se plaindre de nos petits bobos est un luxe que nous nous offrons régulièrement au quotidien. Sans doute le fait de penser micro, plutôt que macro. Le fait d’aspirer aussi constamment à mieux, qui nous empêche de considérer que les choses pourraient être pire. Ne nous obligeons pas à devoir être cloué sur un lit d’hôpital pour nous rappeler de notre véritable chance.
LE PITCH
Un amnésique doit tout reprendre depuis le début.
LE RÉSUMÉ
Un Finlandais (Markku Peltola) arrive en gare d’Helsinki. Assoupi sur un banc de Kaisaniemi Park, il est assommé par trois individus qui en profitent pour lui voler son portefeuille. L’homme se retrouve en état de mort clinique à l’hôpital.
Nous allons le perdre…
Ce serait peut-être mieux que de vivre comme un légume.
Après avoir été débranché par l’infirmière, il se réveille miraculeusement.
Sans papier d’identité, ni mémoire (cf Memento).
Je ne me rappelle pas de qui je suis.
Nieminen (Juhani Niemelä) et sa femme (Kaija Pakarinen) lui viennent en aide. Anttila (Sakari Kuosmanen) accepte de lui louer un taudis. Cependant, l’homme reste complètement coincé du fait de son absence d’identité. Il est chassé de l’agence pour l’emploi comme un malpropre.
L’école d’art dramatique, c’est en face. Ici c’est pour ceux qui veulent travailler. La drogue, c’est dans la rue.
À la soupe populaire, il fait la rencontre d’Irma (Kati Outinen) qui lui propose de travailler pour l’Armée du Salut. Il encaisse alors son premier salaire, ce qui lui permet de s’offrir un vieux juke box. Plein de bonnes idées, il devient le manager du groupe de musique de l’Armée du Salut (cf This is Spinal Tap).
Je crois que même si le nouveau style des gars est en partie profane, cela pourrait dans une certaine mesure servir l’idéologie.
Alors qu’il se rend à la banque pour tenter d’ouvrir un compte, il est pris au milieu d’un braquage. Un ancien patron d’entreprise en faillite (Esko Nikkari) vole une somme d’argent… pour payer ses dettes.
Mis en prison pour incapacité de produire une identité, l’homme sans identité est finalement libéré par un avocat commis d’office envoyé par Irma.
Interpellé par ce personnage énigmatique, la police lance immédiatement un avis de recherche. L’homme s’appelle Jaako Antero Lujanen. Il a été reconnu par sa femme (Aino Seppo). Irma, le coeur gros, décide de se séparer de cet homme mystérieusement charmant auquel elle avait commencé à s’attacher.
Tu dois rentrer chez toi.
En réalité, Jaako était en procédure de divorce. Il est soulagé de l’apprendre de la part de la bouche de son ex-femme. Le coeur léger, il retourne à Helsinki où il retrouve ses agresseurs.
Cette fois, Anttila et d’autres lui viennent en aide pour le protéger. Ainsi il peut continuer son chemin tranquillement avec Irma.
L’EXPLICATION
L’homme sans passé, c’est un modèle social qui fonctionne.
Jaako Antero Lujanen est une victime au sens propre du terme puisqu’il ne faisait absolument rien de mal lorsqu’il s’est fait attaquer par une bande. Son agression est un signe que la vie peut basculer au moindre coin de rue. La mauvaise rencontre, au mauvais endroit, au mauvais moment.
On tombe tous de vélo au moins une fois. Le système peut nous renvoyer d’où l’on vient : une main devant, une main derrière. C’est le cas pour Jaako Antero Lujanen qui se retrouve à l’hôpital, comme un anonyme. Il fait ainsi l’expérience de toutes celles et ceux qui peuvent être frappés par le sort. Contraint de repartir tout en bas de l’échelle.
Sans identité, il est à l’arrêt (cf À Propos d’Henry). Pour ne pas dire, à la rue.
J’ai peur tout seul dans le noir.
La pensée libérale y voit une opportunité inespérée pour Jaako Antero Lujanen de se reprendre en main. Se sortir seul des travers dans lesquels on s’est fourré soi-même – car on est toujours responsable de tout ce qui nous arrive. Personne ne l’a forcé à s’endormir dans ce parc d’Helsinki. Pas de victime dans le schéma de pensée libéral.
J’ai eu des revers mais je m’en remettrai vite!
Cette épreuve de reconstruction difficile va lui permettre de se transcender. Revenir de l’enfer pour briller encore plus qu’avant (cf Lance Armstrong : Stop at Nothing, Comme des Phénix).
S’il surmonte cette épreuve.
Car la pensée libérale ferme volontairement les yeux sur toutes celles et ceux qui n’arrivent justement pas à remonter la pente et qui errent comme des fantômes sur les trottoirs jusqu’à disparaitre définitivement. Ils sont pourtant de plus en plus nombreux (cf Us). Pour une success story, combien d’échecs?
Quelles auraient été les chances de cet homme sans passé aux États-Unis?
Pas d’identité <=> pas de sécurité sociale <=> pas d’emploi.
Peu importe si votre nom était Franklin Delano Roosevelt ou que vous soyez né en Egypte. Pourvu que j’ai les informations pour les charges sociales. L’État ne s’intéresse pas au reste, et moi encore moins.
Pas d’emploi <=> pas de compte en banque <=> pas de dépense.
Ça ne sert à rien, je ne peux rien acheter. Je suis un paria.
Pas de dépense <=> pas de vêtement <=> pas de futur.
Tu n’iras pas loin habillé comme tu es. La grâce de Dieu est en vigueur au Ciel, pas sur la terre.
Heureusement pour Jaako Antero Lujanen, il vit en Finlande. Un pays où les entrepreneurs malheureux braquent des banques pour rembourser leurs dettes. Là-bas, Jaako Antero Lujanen peut profiter du fameux modèle social nordique qui contrairement à ce que l’on pourrait penser, ne repose pas sur un État-Providence fort, mais plutôt sur un sens aigu de la solidarité entre concitoyens.
Ce n’est pas l’hôpital qui lui sauve la vie mais bien Nieminen qui l’accueille chez lui. Il lui remonte le moral.
Il faut garder courage, même sans mémoire. La vie ne recule pas, elle va vers l’avant.
Par la suite, Irma va lui tendre la main en lui offrant un emploi. Mieux, elle lui fait même crédit.
Tu paieras plus tard.
Ce qui permet à Jaako Antero Lujanen d’exister à nouveau. Sans identité, comme une feuille blanche, il peut se ré-écrire son histoire. Prouver qu’il est capable de travailler ou d’avoir des bonnes idées – pour un salaire de base. Ingénieux. Efficace. Fiable. Il ne trahit pas la confiance qu’Irma a placé en lui.
Je me sens fort car tu m’inspires.
Le modèle social nordique fait plus que prendre soin de celles et ceux qui en ont besoin, il les conduit vers le bonheur.