SCÈNE 6882 DE MA VIE
Ruben Östlund, 2005
LE COMMENTAIRE
S’il n’y avait plus que la mémoire pour faire vivre les souvenirs, on regarderait quelques extraits de films en format super 8. Une scène floue et mal cadrée, aux couleurs un peu usées. S’agitent les fantômes, dont les dialogues ont été revisités puis sous-titrés par le temps. À présent ne restent plus que quelques rides au front et la peur de l’ennui.
LE PITCH
Un groupe se donne rendez-vous sur un pont.
LE RÉSUMÉ
Six ami·es arrosent la fête du solstice avec du cidre et du schnaps.
C’est la tradition.
Le groupe se retrouve sur un pont. Martin (Martin Byström) a envie d’en sauter. Un défi qui étonne et qui questionne.
C’est vraiment très haut… Moi je sauterais pas.
Martin en fait une affaire de courage.
Et si tu devais choisir entre sauter et porter une couche pour adulte toute ta vie ?
Il enlève son t-shirt et passe de l’autre côté de la rampe une première fois pour s’apprêter à sauter. Mats (Mats Lekander) l’alerte sur le fait qu’une paire chaussures pourrait lui être utile.
Tu vas pas sauter pieds nus! Ça fait vraiment mal au pied si on loupe son plongeon.
Martin repasse de l’autre côté pour chausser une paire de basket, puis se remet en position. Une péniche passe sous le pont.
Attends! Y’a un bateau!
La voie est désormais libre. Martin est sur le point de sauter. Gunnar (Gunnar Nyström) passe en triporteur et s’emporte.
Stop!! Qu’est-ce que vous faites ?? Revenez ici!! Des gens sont morts en faisant ça! (…) Estimez vous heureux que je sois passé par ici. Sérieusement… quel âge avez-vous ?
Tout le monde est clairement refroidi par cette histoire. Elin (Elin Gradin), Ingela (Ingela Borgström) et Annette (Anette Andersson) n’étaient pas très enthousiastes à l’idée de ce saut de l’ange. Elles font demi-tour. Martin se rhabille, la queue basse.
En chemin, les mâles dominants se prennent la tête.
C’est naturel d’avoir peur…
Peut-être, mais moi j’ai pas eu peur!
T’avais l’air un peu effrayé…
Eh ben je l’étais pas!
On aurait dit que si. (…) En quoi ce serait mal d’avoir eu peur ?
J’AI PAS EU PEUR!!
Pourquoi tu te fâches…?
Si j’avais eu peur, je le dirais.
Face à une ultime provocation de Martin (Martin Zetterlund), Martin retourne sauter.
Il raconte n’importe quoi…
Si tu n’as pas cru le vieux et que tu n’as pas eu peur, tu pourrais sauter maintenant ?
… Oui je pourrais!
Martin plonge. Les filles n’en croient pas leurs yeux.
Il a réussi! C’est incroyable!
Quelle histoire…
L’EXPLICATION
Scène 6882 de ma vie, c’est le moment qui sort de l’ordinaire.
Les vies semblent incroyablement remplies. On fait tellement de choses à la fois dans la semaine, le weekend, ou encore en vacances. Pour remplir le vide, s’occuper ou se donner de l’importance.
Pourtant, au moment de refermer son livre en plusieurs volumes et le remettre délicatement sur l’étagère à côté des autres, on s’aperçoit avec effroi qu’aucun chapitre particulièrement notable n’en ressort (cf Monsieur Schmidt).
Car on fait aussi tellement de choses sans intérêt. Plusieurs milliers de scènes dont aucune ne se démarque. Par le passé, on collectionnait les albums photos et les diapositives. Aujourd’hui, on stocke une quantité astronomique de moments absolument quelconques, qui n’ont d’intérêt que pour les personnes qui les produisent.
Cela parait plus évident encore lorsqu’il ne s’agit pas de sa propre vie. Qui s’intéresse à la vie des autres ? Le voyeurisme atteint ses limites (cf Fenêtre sur cour). On commence enfin à se rendre compte à quel point le besoin d’exhiber sa vie en public sur les réseaux sociaux relève du mauvais goût.
Quand on se livre malgré tout à l’exercice narcissique d’isoler une scène mémorable de sa vie, que reste-t-il ?
La scène 6882.
Il ne s’agit pas d’une prise de parole devant une assemblée, de la signature d’un gros contrat ou d’un coucher de soleil romantique. On ne se parle même pas de la naissance d’un enfant.
Midsommar sur le pont, avec ses ami·es.
Un défi fou, sur un coup de tête. Une sorte d’ordalie que ses ami·e veulent immortaliser.
Je vais prendre une photo… je peux?
Ce moment où l’on se prouve à soi-même, et au monde, que l’on est capable d’exister.
C’est pas dangereux ?
Si tu sautes correctement, non. Martin sait ce qu’il fait.
Ce moment interminable qui permit à chacun de bien prendre la mesure de l’acte et de ses conséquences. Ne pas simplement sauter d’un pont, mais d’un pont en dessous duquel passent des bateaux et du haut duquel des hommes sont morts.
T’es idiot ou quoi ? Tu allais faire une bêtise…
La mise à l’index de Gunnar renforce le caractère interdit de cet acte insensé. Martin est repris par l’autorité, comme un enfant à qui l’on empêcherait de faire son boulot. Tant qu’à mourir, autant que l’on s’en rappelle!
La dispute avec le groupe sert de détonateur. Martin ne peut plus se cacher. Il en va de son honneur. S’il veut se regarder dans une glace dans le futur, il doit se jeter à l’eau (cf Retour vers le Futur).
La scène 6882 rappelle toute l’importance de ne pas laisser la raison l’emporter sur le coeur. Sauter de ce pont est plus qu’un simple geste. On ne parle pas d’une manière d’impressionner les filles, ou de gagner un combat coqs contre ses potes. Il s’agit plutôt d’une manière de vivre : prendre tous les risques. Tromper la mort (cf L’Expérience interdite). Ne pas craindre de défier des Dieux – qui n’existent pas.
Si tu sautes tu mourras!
La scène 6882 est un moment où le coeur de Martin bat un peu plus fort que les autres. Il fait également battre le coeur des autres le temps de quelques secondes. Tout le monde se sent un peu plus vivant grâce à lui.
Après quoi, il faut bien se sécher pour éviter d’attraper une vilaine pneumonie. Ce serait dommage.
Suite à ce saut, Martin n’accomplira plus rien d’aussi remarquable. Sa vie a atteint son apogée à la scène 6882. Elle est encore longue, avec plein d’autres scènes à passer sans jamais réussir à reproduire ce niveau d’intensité. On peut rentrer chez soi. Le spectacle est fini.